Bab-el-Mandeb, carrefour stratégique du commerce global

Bab-el-Mandeb : le détroit le plus dangereux du commerce mondial ?

Bab-el-Mandeb, carrefour stratégique du commerce global

Bab-el-Mandeb : le détroit le plus dangereux du commerce mondial ?

À la croisée de l'océan Indien et de la mer Rouge, le détroit de Bab-el-Mandeb s'impose comme un passage incontournable pour le commerce maritime international. Sa position géographique en fait un point névralgique où se concentrent enjeux économiques et tensions géopolitiques.

    Le détroit de Bab-el-Mandeb, large de moins de 20 kilomètres, est un passage maritime essentiel reliant l’océan Indien à la mer Méditerranée via la mer Rouge et le canal de Suez. Cette configuration géographique offre la route la plus directe entre l’Europe et l’Asie, évitant le long détour par le cap de Bonne-Espérance et réduisant ainsi le temps de transit maritime d’environ une semaine, ce qui se traduit par des économies significatives en coûts de transport.

    Chaque année, entre 16 000 et 18 000 navires empruntent ce passage, transportant environ 6,2 millions de barils de pétrole par jour, représentant une part substantielle des importations énergétiques européennes. De plus, près de 75 % des exportations européennes vers l’Asie transitent par Bab-el-Mandeb, soulignant son rôle crucial dans le commerce international.

    Dates clésÉvénements et chiffres marquants
    1992Lewis M. Alexander définit le concept de « chokepoint », appliqué aux détroits stratégiques.
    2000-2009La piraterie somalienne connaît un pic, avec des centaines d’attaques recensées contre des navires marchands.
    2014Le transit pétrolier via Bab-el-Mandeb atteint 5,1 millions de barils par jour, confirmant son rôle clé dans l’approvisionnement énergétique mondial.
    2018Augmentation du trafic pétrolier à 6,2 millions de barils par jour, représentant 10 % du commerce mondial de pétrole.
    Mars 2021L’échouage du porte-conteneurs Ever Given bloque le canal de Suez pendant 6 jours, causant des pertes de 60 milliards de dollars.
    Octobre 2023Début de l’intensification des attaques des rebelles houthis, menaçant directement la sécurité maritime en mer Rouge.
    Janvier 2024Pékin signe un accord avec les Houthis pour sécuriser le transit des navires chinois, marquant une divergence stratégique avec l’Occident.
    Janvier 2025Le nombre d’incidents maritimes recensés dans la région double par rapport à l’année précédente, atteignant 60 attaques signalées.

    Le terme « chokepoint », défini par Lewis M. Alexander en 1992, désigne des passages maritimes étroits dont la perturbation peut avoir des répercussions majeures sur le commerce mondial. Bab-el-Mandeb répond parfaitement à cette définition : sa largeur réduite le rend vulnérable aux blocages, et son absence de routes alternatives immédiates accentue sa criticité. De plus, sa position stratégique en fait un point de convergence des intérêts de multiples États, renforçant son importance géopolitique.

    Un passage étroit aux implications mondiales

    La région de Bab-el-Mandeb est marquée par une instabilité chronique. Entre 2000 et 2009, la piraterie somalienne a constitué une menace majeure pour les navires transitant dans la zone. Plus récemment, depuis l’été 2019, une guerre hybride oppose l’Iran et Israël dans ces eaux, ajoutant une couche supplémentaire de complexité aux dynamiques régionales. En octobre 2023, les attaques des rebelles houthis se sont intensifiées, ciblant spécifiquement des navires civils et militaires en mer Rouge, ce qui a considérablement perturbé les routes maritimes reliant l’Europe à l’Asie.

    Les détroits, par leur configuration géographique, sont des points névralgiques où même des acteurs non étatiques peuvent exercer une influence disproportionnée sur le commerce mondial.

    Une hypothétique fermeture de Bab-el-Mandeb aurait des conséquences comparables à celle du canal de Suez. Selon une modélisation de Lincoln Pratson, une telle interruption perturberait gravement les flux commerciaux mondiaux. Chaque jour de fermeture du canal de Suez entraîne une perturbation de 9 milliards de dollars de marchandises supplémentaires, illustrant l’impact économique colossal que représenterait une obstruction similaire à Bab-el-Mandeb.

    La position stratégique de Bab-el-Mandeb attise les convoitises et exacerbe les rivalités internationales. Les tensions entre l’Iran et Israël, les actions des rebelles houthis au Yémen, ainsi que les intérêts économiques de puissances mondiales comme la Chine et les États-Unis, convergent dans cette région. En octobre 2024, la Chine a refusé de coopérer avec les États-Unis pour contrer les attaques houthis, préférant négocier directement avec les rebelles pour protéger ses propres navires, illustrant la complexité des alliances et des intérêts en jeu.

    Bab-el-Mandeb : un « chokepoint » stratégique

    L’importance de Bab-el-Mandeb ne se limite pas à son rôle de passage commercial : il est également un point clé dans l’acheminement des ressources énergétiques. Ce détroit est l’un des principaux corridors de transport pétrolier mondial. Avec environ 6,2 millions de barils de pétrole transitant quotidiennement par ses eaux, il représente près de 10 % du commerce mondial de pétrole. En 2014, ce volume était estimé à 5,1 millions de barils par jour, témoignant de l’augmentation continue de sa valeur stratégique. L’Agence américaine d’information sur l’énergie (EIA) identifie Bab-el-Mandeb comme l’un des sept principaux « oil transit chokepoints » dans le monde, au même titre que le détroit d’Ormuz ou le canal de Suez.

    La géographie de Bab-el-Mandeb confère à ce détroit une importance stratégique majeure, où la moindre perturbation peut avoir des répercussions mondiales.

    Les grandes puissances ont bien compris cette dépendance et assurent une présence militaire dans la région. Les États-Unis, la France et la Chine y maintiennent des bases militaires permanentes, notamment à Djibouti, afin de garantir la sécurité du transit maritime. En réponse à l’intensification des attaques houthis depuis 2023, une coalition dirigée par Washington a été mise en place fin 2023 pour escorter les navires traversant la mer Rouge. Cependant, ces efforts ne sont pas toujours suffisants pour endiguer les menaces croissantes pesant sur la région.

    La guerre hybride menée par l’Iran à travers ses alliés houthis illustre parfaitement la manière dont Bab-el-Mandeb est devenu un théâtre de confrontation indirecte. En utilisant des drones et des missiles contre des navires marchands, les Houthis perturbent le trafic maritime et augmentent les coûts d’assurance pour les armateurs. Les tensions géopolitiques exacerbées entre Israël et l’Iran ont encore complexifié la situation. En novembre 2023, le détournement du Galaxy Leader, un navire lié à des intérêts israéliens, a illustré la vulnérabilité des navires civils dans cette zone sous haute tension.

    Un terrain de confrontation entre puissances régionales et mondiales

    Les puissances économiques comme la Chine et l’Union européenne tentent de sécuriser leurs intérêts dans la région par des négociations et des investissements stratégiques. En janvier 2024, Pékin a conclu un accord avec les rebelles houthis afin d’assurer la sécurité des navires chinois transitant dans la zone, marquant une divergence nette avec la stratégie militaire plus directe adoptée par les États-Unis et leurs alliés.

    L’importance de Bab-el-Mandeb dans le commerce maritime mondial est d’autant plus flagrante lorsqu’on observe les conséquences d’événements comparables. En mars 2021, l’échouage du porte-conteneurs Ever Given dans le canal de Suez a entraîné le blocage temporaire de cette artère vitale du commerce international. Pendant six jours, plus de 400 navires ont été immobilisés, et les pertes économiques cumulées ont atteint près de 60 milliards de dollars.

    Bab-el-Mandeb est plus qu’un simple corridor maritime : il est un levier de pouvoir entre États et groupes armés, où chaque attaque a des répercussions immédiates sur les échanges commerciaux mondiaux.

    Une fermeture prolongée de Bab-el-Mandeb aurait un impact encore plus grave, car elle forcerait les navires à contourner l’Afrique via le cap de Bonne-Espérance, rallongeant les trajets d’une à deux semaines et augmentant les coûts logistiques de 300 à 400 % selon les estimations de l’industrie maritime. Cette vulnérabilité est bien comprise par les acteurs géopolitiques, qui n’hésitent pas à instrumentaliser le détroit comme un levier de pression stratégique.

    Face à ces menaces persistantes, les compagnies maritimes doivent désormais intégrer le risque Bab-el-Mandeb dans leurs calculs de rentabilité. Plusieurs grandes firmes, dont Maersk et MSC, ont annoncé en janvier 2024 des hausses tarifaires pour couvrir l’augmentation des primes d’assurance et des frais de sécurité. Certaines compagnies envisagent même de limiter leur passage par la mer Rouge si la situation sécuritaire ne s’améliore pas.

    Crédit photo : Shutterstock/Ivan Marc

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    L'intervenant

    Julian-Nicolas Calfuquir Henriquez, aujourd’hui doctorant en économie à La Sorbonne, travaillant sur l'influence grandissante de la Chine en Amérique latine et les Caraïbes ainsi que sur la thématique générale du développement.

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    L’offensive chinoise en Amérique latine bouscule l’ordre géopolitique

    Comment l’expansion chinoise en Amérique Latine peut-elle renverser l’équilibre géopolitique global ?

    Depuis une quinzaine d’années, la montée en puissance de la Chine menace de plus en plus les États-Unis, qui voient dans cette influence croissante une remise en cause de leur position dominante dans la région. À l’heure où les rivalités sino-américaines se mondialisent, le continent devient à nouveau un espace de confrontation, où intérêts économiques et enjeux géopolitiques s’entremêlent.

    Comment ont évolué les relations de la Chine avec l’Amérique latine sous l’ère Trump ?

    Les relations historiques entre la Chine et les pays d’Amérique latine ont évolué de manière significative depuis le début du 21e siècle. Après son adhésion à l’OMC en 2001, la Chine a cherché à sécuriser ses approvisionnements en matières premières, renforçant ainsi ses liens avec les pays du Sud global, y compris en Amérique latine. Dans un premier temps, ces relations avaient été centrées sur un échange de ressources naturelles contre des investissements et des produits manufacturés. À partir des années 2010, la Chine a élargi son rôle, diversifiant ses investissements dans des secteurs plus complexes tels que la technologie et les infrastructures.

    L’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis (2017-2021 et à nouveau depuis début 2025, NDLR), avec son approche isolationniste et ses critiques des accords multilatéraux, a incité de nombreux pays latino-américains à se rapprocher de la Chine. Ce rapprochement s’est intensifié par des initiatives comme les nouvelles routes de la soie, par lesquelles plusieurs pays de la région ont renforcé leur coopération économique avec la Chine, modifiant ainsi les dynamiques géopolitiques et économiques de l’Amérique latine.

    Y a-t-il réellement une politique homogène, ou plutôt un agrégat de dynamiques nationales  ? 

    Il n’existe pas de politique homogène envers la Chine en Amérique latine, mais plutôt un ensemble de dynamiques nationales façonnées par les contextes politiques et économiques spécifiques à chaque pays. Bien qu’une tendance générale de rapprochement économique avec la Chine soit observée, les relations varient considérablement. Par exemple, des pays comme le Venezuela, Cuba, le Nicaragua et l’Équateur, souvent de gauche ou bolivariens, se sont rapprochés de la Chine, et cette orientation perdure malgré les changements politiques. D’autres pays, comme le Chili, maintiennent des relations économiques solides avec la Chine indépendamment du gouvernement en place.

    En revanche, des nations soumises à l’emprise de gouvernements d’extrême droite comme celui de Javier Milei en Argentine ou de Jair Bolsonaro au Brésil, adoptent une posture anti-chinoise, bien que leurs relations économiques avec Pékin demeurent cruciales. Cette diversité montre qu’il n’y a pas de politique uniforme, mais plutôt une influence chinoise qui se manifeste par des dynamiques spécifiques à chaque pays.

    Investir dans des secteurs stratégiques

    Quel rôle jouent les nouvelles routes de la soie dans la consolidation des liens entre la Chine et l'Amérique latine ? 

    Les nouvelles routes de la soie jouent un rôle clé dans la consolidation des liens entre la Chine et l’Amérique latine, en offrant l’opportunité stratégique de renforcer les relations économiques et diplomatiques. Cette initiative permet à la Chine d’étendre son influence en Amérique latine, considérée comme une extension maritime de la route de la soie, en facilitant l’accès aux marchés et en sécurisant les approvisionnements en matières premières. Bien que les bénéfices économiques pour les pays latino-américains restent souvent flous et que les relations demeurent principalement diplomatiques, l’initiative permet à ces pays de diversifier leurs partenariats internationaux et de réduire leur dépendance à l’égard des États-Unis et de l’Europe. Par ailleurs, en s’engageant dans ce projet, des pays comme le Nicaragua, la République dominicaine et le Panama renforcent leur position géopolitique et diplomatique en réponse à la montée en puissance de la Chine sur la scène mondiale.

    Comment les projets sino-latino-américains dans des secteurs stratégiques contribuent-ils à renforcer la position mondiale de la Chine ?

    Les projets sino-latino-américains dans des secteurs stratégiques, comme les infrastructures et l’exploitation des ressources naturelles, renforcent la position stratégique mondiale de la Chine en sécurisant son approvisionnement en matières premières essentielles, notamment le lithium et le cuivre. En concentrant ses investissements dans des régions riches en ces ressources, comme le « triangle blanc » d’Amérique latine (Argentine, Chili et Bolivie), la Chine garantit un accès privilégié à des matériaux cruciaux pour sa transition industrielle et écologique. Ces investissements lui permettent également de réduire ses coûts de production tout en ouvrant de nouvelles routes pour l’exportation de produits manufacturés, consolidant ainsi son rôle de leader dans les technologies vertes et la production de biens à forte valeur ajoutée. Cela renforce son influence mondiale et sa compétitivité sur un marché en forte demande.

    Justement, est-ce que les échanges croissants servent la stratégie chinoise de dédollarisation et de diffusion du Yuan pour construire une alternative au système hégémonique des États-Unis ?

    Les échanges croissants entre la Chine et les pays du Sud global font partie d’une stratégie visant à affaiblir l’hégémonie du dollar et à promouvoir des alternatives monétaires comme le yuan. En renforçant ses relations économiques, la Chine encourage ces pays à utiliser sa propre devise dans leurs transactions, notamment dans les secteurs des matières premières, où la Chine est un acteur clé. Cette approche vise à diminuer la dépendance mondiale au dollar. Cependant, bien que la Chine cherche à établir le yuan comme alternative au dollar, des obstacles importants demeurent. La domination économique occidentale, le rôle des États-Unis dans les institutions financières internationales et la préférence de nombreux pays pour le dollar, en raison de sa stabilité, compliquent ce processus. Ainsi, bien que la dédollarisation progresse, la domination du dollar persiste et la mise en place d’une alternative crédible au système monétaire mondial semble encore incertaine et lente.

    Entre tensions et bouleversements mondiaux

    La montée en puissance de la Chine en Amérique latine peut-elle bouleverser les alliances traditionnelles du continent ? 

    Oui, la montée en puissance de la Chine en Amérique latine bouleverse les alliances traditionnelles du continent, notamment le Mercosur. Les accords bilatéraux avec la Chine, comme ceux que certains pays, tels que l’Uruguay, sont en train de négocier, fragilisent l’unité régionale en introduisant des rapports commerciaux asymétriques. Ces accords tendent à renforcer la dépendance des pays latino-américains vis-à-vis des matières premières et des biens manufacturés chinois, tout en érodant les efforts de développement d’une intégration régionale solide. La faiblesse du commerce intrarégional (environ 15% des échanges totaux) accentue cette dépendance aux puissances extérieures comme la Chine, ce qui complique les initiatives d’unité économique et d’industrialisation. En conséquence, l’influence croissante de la Chine, tout comme celle des États-Unis et de l’UE, menace les ambitions d’intégration du Mercosur, risquant de fragiliser la cohésion économique et politique du bloc.

    Quelles tensions géopolitiques la présence chinoise en Amérique latine provoque-t-elle avec les États-Unis et leurs alliés ? 

    La montée en puissance de la Chine en Amérique latine crée des tensions géopolitiques avec les États-Unis, qui considèrent la région comme leur sphère d’influence selon la doctrine Monroe. Les États-Unis exercent des pressions diplomatiques et économiques pour limiter l’expansion chinoise, notamment par la compétition sur des projets d’infrastructure stratégiques. Un exemple marquant est le rapprochement de la Bolivie sous la présidence d’Evo Morales avec la Chine, particulièrement sur des questions liées à l’exploitation du lithium, un enjeu économique majeur. Ce rapprochement a été perçu par Washington comme une menace, contribuant à l’instabilité politique en Bolivie et au renversement de Morales en 2019. La Chine, en réduisant la reconnaissance de Taïwan dans la région, renforce son influence diplomatique, tandis que les États-Unis, cherchant à préserver leur hégémonie, recourent à des pressions économiques et politiques, intensifiant ainsi la compétition entre les deux puissances.

    Perspectives et basculement

    Comment cette dynamique se traduit-elle concrètement pour les pays concernés ?

    Pour les pays du Sud, cela s’exprime par une redéfinition de leur rôle dans l’économie mondiale. Il ne s’agit plus simplement de vendre des ressources ou de servir de main-d’œuvre bon marché, mais de participer à la création de nouvelles chaînes de valeur. Cependant, tout cela ne se fait pas sans difficulté. Ces nations doivent naviguer entre leurs propres impératifs économiques et les exigences imposées par des relations asymétriques avec des puissances comme la Chine. La véritable question est de savoir si elles réussiront à transformer cette dépendance en une véritable autonomie économique, ou si elles resteront enfermées dans des rapports de domination, qu’ils soient chinois ou autres.

    Face à ces nouvelles logiques de dépendance, la Chine est-elle en train de redessiner l’ordre géopolitique mondial ?

    La Chine est un révélateur, oui. Elle nous oblige à voir les dysfonctionnements du système mondial. Mais il ne faut pas réduire cette situation à un simple basculement d’influence. Ce que nous voyons aujourd’hui n’est pas seulement une montée en puissance d’un acteur, c’est la continuation d’un processus mondial. La Chine s’impose comme un acteur central, certes, mais dans un cadre géopolitique qu’elle n’a pas créé. Elle est, en quelque sorte, la réponse aux déficiences d’un système économique mondial qui a systématiquement laissé de côté de nombreux pays du Sud.

    Faut-il y voir un simple basculement d’influence ou un changement de paradigme ?

    Ce que l’on observe, c’est bien plus qu’un basculement d’influence, c’est un changement fondamental du rapport de force mondial. Les pays du Sud, qui étaient jusque-là perçus comme des zones d’exportation de ressources ou de travail bon marché, commencent à jouer un rôle actif dans la structuration de ce système mondial. Mais il ne faut pas oublier que ce phénomène découle de choix politiques et économiques passés. Beaucoup de ces pays sont encore prisonniers de modèles qui les ont conduits à des logiques de dépendance et de sous-industrialisation. La Chine, en devenant un acteur incontournable, force ces nations à revoir leur place dans un monde en pleine mutation.

    On parle beaucoup des impacts — souvent négatifs — de l’arrivée de la Chine dans les pays du Sud, mais il ne faut pas oublier que la Chine n’a rien inventé. Ce qui est important, c’est de renverser le regard : au lieu de se demander ce que la Chine fait au Sud, il faut interroger les raisons pour lesquelles ces relations sont asymétriques. Pourquoi ces pays sont-ils encore aujourd’hui dans des logiques de primo-exportation, pourquoi restent-ils à la périphérie du système mondial ? Ces questions incitent à revoir les responsabilités politiques et économiques des élites locales, qui signent des accords parfois très déséquilibrés — comme celui entre l’UE et le Mercosur — sans que la Chine soit même impliquée. En somme, comprendre les relations sino-latino-américaines, c’est aussi réfléchir plus largement aux structures de la mondialisation, aux héritages coloniaux et aux logiques économiques qui les perpétuent.

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    L'intervenant

    Leslie Cloud est juriste, spécialiste des droits des peuples autochtones et notamment du Chili où elle a vécu en communauté mapuche pendant plusieurs années. Elle est aujourd’hui chargée de recherche « peuples autochtones » à l'Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie, également appelé l'Institut Louis Joinet.

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    Peuples autochtones et autonomie : « leur avenir est inquiétant » 

    L’Occident est-il prêt à faire face à son passé colonial auprès des peuples autochtones ?

    Depuis la colonisation de leurs territoires et en dépit des processus de décolonisation des années 1960, les peuples autochtones continuent d’être persécutés. Une persécution qui prend de nouvelles formes, dessinées par les problématiques sociale et environnementale qui entourent leur territoire. Pourtant pionnières dans les combats auxquels les sociétés actuelles sont confrontées, elles ne sont que peu entendues. Leslie Cloud est juriste, spécialiste des droits des peuples autochtones. 

    Comment déterminer ce qu’est un peuple autochtone ?

    Sur un plan politique et juridique, il n’existe pas de définition internationale de ce qu’est un peuple autochtone. Il y a cependant des critères souples, communément admis et qui permettent d’identifier un peuple autochtone, même si la détermination de ces critères est complexe. Ce qui importe est de ne pas exclure des peuples autochtones de cette catégorie. Ils partagent tous des histoires communes. Lors de leur colonisation, ils ont connu la négation de leur souveraineté, l’usurpation de leur territoire, des génocides et différents processus d’assimilation culturelle. Aujourd’hui, ils subissent de nouvelles formes de violences dites néocoloniales (contaminations et exploitations de leurs terres sans leur consentement, expulsions liées aux parcs naturels, aux projets d’énergie/économie verte, nouveaux pensionnats autochtones comme en Inde, génocides, etc.) tandis qu’ils luttent tous pour la préservation de la planète et des générations futures.

    Ces peuples s’inscrivent aujourd’hui aussi dans une dynamique de reconquête de leurs droits et de leur identité, ce qui signifie notamment le remplacement du nom, souvent péjoratif (donné par les colons) par celui qu’ils se donnent eux-mêmes : Sami et non Lapon, Inuit et non Esquimaux, etc.

    À quoi se référer pour décider ?

    Sans les définir, les textes internationaux proposent des critères objectifs et un critère subjectif. Parmi les critères objectifs, on retrouve la préexistence territoriale et la continuité historique sur ces territoires, une situation de domination ou marginalisation par d’autres populations, souvent néocoloniales, ainsi que des spécificités culturelles (institutionnelles, linguistiques, spirituelles, etc.) qui les différencient des autres peuples. Ils se distinguent aussi particulièrement par leur relation spéciale à la terre. Le critère subjectif est celui de l’auto-identification, ce qui signifie que ces peuples doivent s’auto-identifier comme autochtones.

    C’est donc au bon vouloir des États de déterminer quel peuple est autochtone ?

    Dans la pratique, oui. En Amérique centrale et en Amérique du Sud, la plupart des États reconnaissent les peuples autochtones en tant que tels, y compris au sein de leur Constitution. Le Chili, qui a longtemps refusé de reconnaître les peuples autochtones, a fini par s’adapter au droit international. Ce n’est toujours pas le cas de la France. En Afrique, cette reconnaissance a été plus difficile, car la plupart des États estimaient que tous les peuples d’Afrique antérieurs à la colonisation étaient autochtones.

    Cette appellation est importante ?

    Même essentielle, parce que c’est celle qui est utilisée par le droit international et qui permet de reconnaître des droits individuels et collectifs aux peuples autochtones.

    LUTTER POUR SON DROIT À L’EXISTENCE

    On entend souvent parler des peuples d’Amérique du Sud, mais moins d’Europe, d’Océanie, d’Inde…

    Les grandes mobilisations pour la reconnaissance internationale des peuples autochtones viennent des Amériques. En 1977 et 1981, de nombreuses nations autochtones d’Amérique du Nord sont venues marcher à Genève pour réclamer leurs droits. En Amérique du Sud et en Amérique centrale, après les dictatures des années 1980-1990, les peuples autochtones se sont fortement mobilisés dans le cadre des transitions à la démocratie, pour que la reconstruction de l’État se fasse avec eux. Et qu’elle reconnaisse leurs droits, notamment au sein des Constitutions, mais aussi en ratifiant la Convention 169 de l’OIT sur les droits des peuples autochtones et tribaux.

    Comment les États et peuples autochtones exercent leurs droits sans bafouer ceux des autres ?

    Ça dépend de chaque pays. Mais les peuples autochtones ont leur propre conception du droit et de la justice, des normes familiales, avec les autres membres de la communauté et de la gestion du territoire… De nombreuses expériences montrent aujourd’hui que le respect de la diversité culturelle est possible. Par ailleurs, en bafouant les droits des peuples autochtones, les États privent, par ricochet, leur population d’un ensemble de droits humains.

    Rappelons que si les peuples autochtones représentent 5 % de la planète, ils concentrent 80% de sa biodiversité1. En leur portant atteinte, on porte atteinte à cette biodiversité et aux équilibres des écosystèmes.

    Même lorsqu’ils ont des sièges réservés à la Chambre, comme en Nouvelle-Zélande, ils doivent en permanence lutter contre certaines décisions…

    Ils demeurent encore minoritaires et les luttes des peuples autochtones sont encore inconnues de la société en général. En Nouvelle-Zélande, précisément, les droits historiques des Maories sont actuellement en danger, en raison notamment de la remise en cause du traité de Waitangi. Cette triste situation montre que les peuples autochtones doivent malheureusement lutter en permanence pour ne pas perdre les droits reconnus. Il y a bien sûr des groupes, des partis qui sont foncièrement opposés à la reconnaissance de leurs droits, mais d’autres pans des sociétés les rejettent souvent par ignorance. C’est pour cela qu’il est essentiel de rendre visible l’histoire de ces peuples.

    LA FRANCE EN RETARD

    Où en est la France dans la reconnaissance de ces peuples ?

    Elle est très en retard… La reconnaissance de droits aux peuples autochtones y est marginale et ponctuelle. Ailleurs, dans une majorité d’États en Amérique centrale et du Sud, ou même en Europe, à l’instar de la Norvège, des droits sont reconnus aux peuples autochtones au sein des Constitutions. En France, le niveau le plus élevé de reconnaissance correspond à l’Accord de Nouméa concernant les Kanak, qui reconnaît l’existence de ce peuple et un ensemble d’institutions coutumières. La Constitution française ne dit rien des peuples autochtones de Guyane française, par exemple.

    La France est aussi en retard dans l’adoption de Conventions protectrices des droits des peuples autochtones. Elle n’a pas ratifié la convention 169 de l’OIT sur les droits des peuples autochtones et tribaux [reconnaissance de leur existence, consultation et participation sur ce qui les concerne, droits fonciers et ressources naturelles, culture, éducation et protection sociale, ndlr.], à la différence d’autres États européens comme l’Espagne ou l’Allemagne.

    La population amérindienne est pourtant mobilisée en Guyane.

    En Guyane française, seuls des droits d’usage collectif sont reconnus aux communautés vivant traditionnellement de la forêt. Les droits de propriété des peuples autochtones restent très limités. En 1984, Félix Tiouka, président de l’Association amérindienne de Guyane, a prononcé un discours historique. Trois ans plus tard, une première reconnaissance foncière a eu lieu, mais elle reste partielle.

    Aucun texte ne reconnaît officiellement les six peuples autochtones de Guyane, ni les institutions coutumières. Leurs revendications, exprimées dès 1984, restent largement sans réponse. Les droits fonciers obtenus ne les protègent pas des projets miniers ou autres, souvent imposés sans leur consentement. Ils subissent aussi les effets graves de la pollution de leur environnement. Ils réclament un accès digne à l’éducation. Un plaidoyer porté par l’Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie demande la création d’une Commission Vérité pour enquêter sur les violations liées aux Homes indiens.

    DES DROITS RÉCENTS

    Y a-t-il eu des avancées ou prises de décisions majeures concernant les peuples autochtones par le passé ?

    Il y a eu de grandes avancées à partir des années 1980, qui sont liées à la mobilisation des peuples autochtones. Une première avancée majeure a été la révision de la Convention 107 de l’OIT, jugée « assimilationniste », et l’adoption en 1989 de la Convention 169 de l’OIT sur les droits des peuples autochtones et tribaux. Cette convention est le premier instrument international reconnaissant ces peuples en tant que tel et en tant que sujets de droits collectifs. Ils ont ensuite obtenu l’adoption de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) en 2007, ainsi que la création d’instances spécialisées sur les questions autochtones au sein de l’ONU avec l’Instance permanente, le Mécanisme d’experts et le rapporteur spécial de leurs droits.

    Que reconnaît cette Déclaration ?

    Elle reconnaît pour la première fois que les peuples autochtones sont des peuples à part entière, égaux aux autres peuples. Eux aussi ont le droit à l’autodétermination, dans tous les domaines : politiques, juridiques, économiques, sociaux et culturels. Ils peuvent ainsi enfin décider de leur destin.

    En quoi cette Déclaration est-elle symbolique ?

    Beaucoup plus que symbolique. Elle est considérée comme historique. Elle a été négociée pendant plus de vingt ans entre les États et les peuples autochtones, qui ont activement participé à sa discussion. Finalement adoptée par une majorité d’États, y compris la France, elle est également réparatrice en visant à rétablir l’égalité des peuples autochtones avec les autres peuples. 

    Enfin, son respect est une garantie de non-répétition des violences de toute nature subies par les peuples autochtones par le passé et encore aujourd’hui.

    UN STATUT RENFORCÉ

    Quels changements politiques ont eu lieu depuis 2007 ?

    Il faut distinguer les changements apportés par la DNUDPA sur la scène internationale et ceux observés au sein des États, qui sont plus modestes et variables.

    Dans l’espace international, la voix et la participation des peuples autochtones sont de plus en plus considérées, même si les changements demeurent lents. À la COP16 sur la biodiversité de Colombie [21 octobre au 01 novembre 2024, ndrl], ils ont par exemple obtenu pour la première fois la reconnaissance d’un statut renforcé au sein de la COP avec la création d’un organe subsidiaire assurant la participation des peuples autochtones.

    Dans certains États, des processus de justice transitionnelle sont également apparus et les plus récents appliquent la DNUDPA. Ces mécanismes se préoccupent des violences coloniales (génocides, processus d’assimilation forcée, éloignement des enfants de leur famille, déplacements forcés, usurpations de leur territoire, etc.), mais aussi contemporaines subies par les peuples autochtones, pour tenter de les réparer.

    L’AVENIR ENTRE LEURS MAINS

    Ils sont pourtant sensibles aux changements sociétaux et engagés dans la préservation de l’environnement. Comment peuvent-ils travailler avec les États quand ceux-ci ne les écoutent pas ?

    Ils sont pionniers dans beaucoup de mobilisations sociétales. Ils entretiennent une relation spéciale et spirituelle avec leur territoire, au sein duquel ils ont développé un ensemble de savoirs propres à préserver les équilibres des écosystèmes et leur santé, et qu’ils tentent de transmettre de génération en génération, même si la perte des langues autochtones et les menaces qui pèsent sur leur territoire, sont des obstacles à ces transmissions.

    La protection de l’environnement est, selon eux, la responsabilité de tous. Pour préserver leur territoire et alerter sur les atteintes portées à la biodiversité, ils se mobilisent, socialement, spirituellement, mais aussi en recourant aux tribunaux.

    Selon vous, comment ces peuples autochtones vont évoluer d’ici à 10, voire 30 ans ?

    Il s’agit d’une question complexe qui dépend de l’avenir climatique, de la disponibilité et de l’état de santé de la biodiversité en général et des ressources naturelles comme l’eau mais aussi de la géopolitique des conflits ou du développement des pratiques liées par exemple au transhumanisme, transanimalisme, etc. L’actualité démontre que les droits humains sont en danger en raison des nombreuses régressions qui touchent notamment les droits des femmes, des minorités en général, de la liberté d’expression, de religion, etc. Dans ce futur incertain, une certitude demeure : l’exclusion et la marginalisation des peuples autochtones, garants de la biodiversité et de la diversité culturelle, vont entraîner des effets désastreux sur la survie de ces peuples mais aussi de la planète entière.

    En consultant les peuples autochtones, en respectant leur droit à l’autodétermination, en assurant leur participation aux prises de décisions qui les concernent, en leur permettant de préserver, transmettre et pratiquer leurs savoirs, leur identité, de décider tout simplement de leur destin, il est possible d’atténuer les effets de toutes les menaces évoquées plus haut et de proposer à l’humanité et à la planète, d’autres manières de penser et pratiquer le vivre-ensemble.



    1 Correctum : La première version datée du mercredi 14 mai mentionnait que les peuples autochtones concentrent 80% de la superficie mondiale, or il s’agit bien de la biodiversité.

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    Les océans ne sont plus des marges pacifiées. En quelques années, les mers sont redevenues des espaces de confrontation stratégique majeurs. Mer Noire, mer Rouge, Indo-Pacifique : chaque théâtre de conflit terrestre a désormais ses prolongements navals. Face à cette recomposition des équilibres, les grandes puissances investissent massivement le champ maritime. Et la France n’échappe pas à cette logique. Pour la Marine nationale, il s’agit d’adapter sa posture, de renforcer ses capacités, d’intégrer les nouvelles technologies, tout en préservant ses spécificités : présence mondiale, dissuasion nucléaire, autonomie stratégique.

    L'auteur

    Cet article est issu de l’une des grandes conférences des Rencontres Stratégiques de la Méditerranée (RSMed) 2024, organisées par l’Institut FMES. Considérées comme le rendez-vous géopolitique de référence en France, les RSMed se tiennent chaque année à Toulon, en région Sud. Celle-ci, consacrée à la géopolitique maritime et aux nouvelles conflictualités navales, a été présentée par l’amiral Nicolas Vaujour, chef d’état-major de la Marine.

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    L’avenir stratégique de la France se joue en mer

    Pourquoi la mer est-elle redevenue un espace central de confrontation géopolitique ?

    La guerre n’arrive plus sur les côtes : elle est déjà en mer. Des drones iraniens s’écrasent sur les navires en mer Rouge, des sous-marins russes croisent au large de l’Arctique, des missiles sont interceptés en pleine Méditerranée. À l’heure où le commerce, l’énergie, les flux numériques et même les identités stratégiques dépendent de la mer, le rôle des marines de guerre se redéfinit. Pour la France, il ne s’agit plus seulement de protéger des eaux territoriales : il faut anticiper, intervenir, frapper si nécessaire.c

    Le tumulte du monde ne s’arrête plus aux frontières terrestres. À mesure que les conflits se multiplient, se prolongent, se déplacent, la mer redevient un terrain central, à la fois stratégique et symbolique. Pour l’amiral Nicolas Vaujour, chef d’état-major de la Marine, il ne s’agit pas d’un simple déplacement du front : c’est une reconfiguration profonde des logiques de puissance. Là où l’on pensait stabilités, transit, communication, s’imposent désormais menaces, ruptures, frappes.

    La conflictualité contemporaine ne se contente plus de naître sur terre pour déborder en mer : elle prend racine directement dans les profondeurs océaniques, sur les câbles sous-marins, autour des détroits, dans les zones économiques exclusives, aux abords des grands ports commerciaux. La mondialisation ne s’est pas contentée d’unir les économies : elle a aussi lié la sécurité des États à la fluidité de leurs flux maritimes. Et la guerre, elle aussi, s’est adaptée à cette réalité.

    La guerre en Ukraine en offre un exemple saisissant. Au-delà des combats terrestres, c’est en mer Noire que les affrontements ont révélé une bascule stratégique : une marine ukrainienne numériquement inférieure a réussi à tenir tête à une puissance maritime comme la Russie, en adaptant ses méthodes. Plutôt que d’imiter la puissance, elle l’a contournée. En ciblant les faiblesses — notamment l’autodéfense des navires — l’Ukraine a illustré ce que l’amiral Vaujour appelle une logique d’agilité offensive, fondée sur l’initiative, la mobilité, et la ruse stratégique. Un enseignement que la France doit savoir entendre.

    Même dynamique en mer Rouge, devenue en quelques mois un espace d’insécurité permanente. Les attaques répétées des Houthis sur des navires commerciaux et militaires, souvent grâce à des drones et missiles de fabrication iranienne, ont démontré que des acteurs non étatiques sont aujourd’hui capables d’entraver des routes commerciales globales. Cette capacité, même partielle, suffit à perturber les équilibres régionaux. L’amiral souligne un point clé : même si le taux de réussite militaire de ces attaques est faible, leur impact politique et logistique est considérable. C’est un changement de paradigme : désormais, l’incertitude suffit à dominer une zone maritime.

    Cette reconfiguration ne touche pas que les marges. Elle engage des États qui, historiquement, se définissaient comme des puissances continentales. La Chine, notamment, a opéré un tournant stratégique sans précédent vers la mer. Sa croissance économique, ses ambitions diplomatiques, sa sécurité énergétique et commerciale dépendent de sa capacité à garantir l’accès à ses routes maritimes. Les Routes de la soie, qu’elles soient terrestres ou maritimes, en sont l’expression concrète. Des ports chinois sont aujourd’hui contrôlés ou financés dans plus de 50 pays. Pékin a compris que l’économie mondiale se joue en mer. La dissuasion aussi.

    L’Inde, de son côté, ne dissimule plus ses ambitions maritimes. Longtemps tournée vers l’intérieur, elle revendique désormais un rôle stabilisateur dans l’océan Indien, investit dans la modernisation de sa marine et multiplie les exercices conjoints avec les États-Unis, le Japon ou la France. Ce réveil maritime des puissances asiatiques redéfinit les équilibres navals mondiaux. Pour l’amiral Vaujour, cela impose à la France de renforcer sa présence dans des zones où son influence est encore limitée, comme le Pacifique ou l’océan Indien occidental.

    Face à ce monde instable, la Marine nationale ne peut rester figée. Sa force repose aujourd’hui sur trois piliers : une présence mondiale, une capacité de frappe rapide et une adaptation technologique permanente.

    Son format, conçu pour durer plusieurs décennies, impose d’intégrer l’innovation en temps réel. L’amiral prend l’exemple d’un navire de guerre construit pour quarante ans : son efficacité dépendra de sa capacité à accueillir des évolutions technologiques successives, sans attendre le cycle industriel classique. Cela suppose une collaboration étroite avec les industriels, une culture de l’expérimentation en opération, et une agilité décisionnelle à tous les niveaux.

    Le rôle de l’intelligence artificielle devient ici crucial. Il ne s’agit pas de robotiser la guerre, mais de renforcer l’aptitude humaine à décider vite, à exploiter l’information, à sécuriser les systèmes. L’IA permet de détecter plus tôt, de réagir plus vite, de coordonner plus efficacement. Et elle transforme aussi la préparation : la simulation, la formation, la maintenance prédictive changent les méthodes de commandement.

    Mais l’élément humain reste décisif. L’amiral insiste : la guerre reste un affrontement de volontés, pas seulement de moyens. Les marins français doivent être capables de prendre l’initiative dans des délais toujours plus courts, de s’adapter à des environnements instables, de coopérer avec des alliés aux cultures opérationnelles diverses. C’est un savoir-faire exigeant, presque artisanal, acquis par l’entraînement, par la mer, et par la permanence de l’engagement.

    La conflictualité actuelle n’est pas seulement technologique. Elle est aussi psychologique et politique. L’amiral évoque la montée d’un climat de désinhibition généralisée, où l’usage de la violence n’est plus entouré des mêmes limites. L’attaque iranienne contre Israël le 1er octobre 2024 (plus de 200 missiles tirés) en est une illustration. La logique de la démonstration de force prime désormais sur celle de la retenue. Le modèle occidental de gestion diplomatique des conflits est remis en cause — souvent perçu comme inefficace ou hypocrite.

    Ce retour du rapport de force met en lumière le rôle crucial de la dissuasion. Pour la France, la force de dissuasion océanique est un pilier de la stratégie nationale. Les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) garantissent une capacité de riposte invisible et permanente. L’amiral Vaujour rappelle que la dissuasion n’est pas une arme d’usage, mais une assurance de stabilité, un levier d’influence, une manière de peser dans un monde où les équilibres sont mouvants.

    Mais les tensions géopolitiques ne sont pas les seuls défis. Les bouleversements environnementaux redessinent la carte des océans. La fonte des glaces aux pôles ouvre de nouvelles routes maritimes, réactive d’anciennes rivalités territoriales, pose la question de la protection des écosystèmes et de la sécurisation des infrastructures. En 2018 déjà, une mission française avait constaté l’accélération du phénomène. Depuis, la montée des eaux, l’acidification des océans et les risques climatiques modifient les conditions mêmes de la projection navale.

    La Marine française doit donc être aussi une force de veille et d’anticipation. Elle contribue à la protection des littoraux, à la lutte contre la pollution, à la sécurisation des zones économiques exclusives. Ce travail quotidien, souvent invisible, est essentiel à la résilience de la France.

    Pour relever l’ensemble de ces défis, la Marine française modifie sa posture. L’amiral le dit sans détour : il faut être prêt à frapper le premier. Non pas par volonté d’agression, mais par nécessité de conserver l’initiative. Cela suppose une agilité extrême, une capacité à intégrer rapidement les nouvelles technologies, mais aussi à projeter des forces dans des délais très courts.

    C’est aussi dans cette logique que s’inscrivent les exercices internationaux, comme celui conduit en 2024 entre la Bretagne et Hawaï, avec plus de 30 marines partenaires. Dans un monde multipolaire, la coopération ne doit plus être une formalité, mais un levier d’action. Savoir travailler ensemble, partager les données, adapter les procédures : c’est cela, désormais, la condition de l’efficacité stratégique.

    La mer, autrefois perçue comme un espace de respiration stratégique, est aujourd’hui saturée de tensions, de flux, de signaux faibles. Elle est le miroir du monde : instable, disputée, fragmentée. Et c’est sur elle que se joue, de plus en plus, l’avenir des puissances.

    Pour la France, la Marine nationale n’est pas seulement une composante militaire. Elle est un outil politique, diplomatique, économique, environnemental. Elle incarne la souveraineté, la permanence, la réactivité. Et dans cette époque où les équilibres se déplacent vite, elle sera l’un des piliers de la capacité d’action de l’État français. Pas seulement en mer, mais dans le monde.

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    Longtemps perçue comme périphérique, l’Afrique est redevenue un espace central dans la lutte d’influence mondiale. Ressources naturelles, corridors logistiques, routes maritimes, mais aussi fragmentation politique et instabilité sécuritaire : le continent, et en particulier la bande sahélo-soudanaise et la Corne de l’Afrique, concentre aujourd’hui les ambitions croisées des grandes puissances — anciennes comme nouvelles. France, États-Unis, Chine, Russie, Turquie, monarchies du Golfe : toutes cherchent à inscrire leur présence, à modeler les dépendances, à sécuriser leurs intérêts. Mais ce jeu d’influence, désormais plus visible et assumé, se heurte à une transformation interne : montée du néo-panafricanisme, affirmation de nouvelles puissances africaines, rejet croissant des formes classiques de domination.

    L'auteur

    Cet article est issu de l’une des grandes tables rondes des Rencontres Stratégiques de la Méditerranée (RSMed) 2024, organisées par l’Institut FMES. Considérées comme le rendez-vous géopolitique de référence en France, les RSMed se tiennent chaque année à Toulon, en région Sud. Cette table ronde, consacrée aux recompositions géopolitiques en Afrique, en particulier dans la bande sahélo-soudanaise et la Corne de l’Afrique, réunit trois spécialistes : Sonia Le Gouriellec, maîtresse de conférences à l’Université catholique de Lille ; Djenabou Cissé, chercheuse à l’IRSEM ; Niagalé Bagayoko, politiste et présidente de l’African Security Sector Network (ASSN).

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    Russie, Chine, Turquie, France : la compétition qui redessine le Sahel

    Pourquoi l’Afrique est-elle redevenue un théâtre stratégique majeur pour les puissances mondiales ?

    Du désert malien aux ports de la mer Rouge, des drones turcs au corridor économique chinois, un autre monde est en train de s’écrire. Loin des grandes capitales occidentales, l’Afrique devient l’un des lieux où se joue la compétition la plus décisive de notre siècle. Pas seulement pour ses ressources ou sa jeunesse. Mais parce qu’elle révèle, dans ses fractures et ses résistances, les failles d’un ordre mondial en recomposition. Là où certains voient des zones grises, d’autres installent des bases. Là où l’Occident doute, d’autres proposent. Et pendant ce temps, les États africains réinventent leurs alliances.

    Il suffit parfois de changer de regard pour que la carte du monde se redessine. Pendant longtemps, l’Afrique a été traitée comme une périphérie : une zone à stabiliser, un terrain d’opérations extérieures, un réservoir de ressources plus qu’un espace stratégique en soi. Ce temps-là semble révolu. De la Corne de l’Afrique à la bande sahélo-soudanaise, le continent attire désormais toutes les attentions — et toutes les ambitions. Bases militaires, investissements d’infrastructure, soutien aux régimes, livraisons d’armement, influence religieuse, conquêtes symboliques : la guerre d’influence ne dit pas son nom, mais elle est bien là. Et ceux qui y participent ne sont plus seulement les vieilles puissances occidentales. Russie, Chine, Turquie, Émirats, Arabie saoudite : un autre échiquier se met en place. Plus complexe, plus multipolaire, et plus ouvert aux résistances africaines elles-mêmes.

    Dans cette recomposition silencieuse, la Corne de l’Afrique occupe une place singulière. Comme le rappelle Sonia Le Gouriellec, cette région longtemps négligée est aujourd’hui convoitée pour des raisons aussi stratégiques qu’économiques. Elle borde l’un des détroits les plus cruciaux du commerce mondial, le Bab-el-Mandeb, verrou de la mer Rouge et passage obligé vers l’océan Indien. Lieu de transit, donc, mais aussi carrefour militaire : Djibouti, minuscule sur la carte, héberge des bases françaises, américaines, japonaises, italiennes… et chinoises. Une première, pour Pékin. La Chine y a installé sa seule base militaire officiellement reconnue à l’étranger, marquant une inflexion nette de sa politique d’implantation. Elle complète un ensemble d’investissements massifs dans les infrastructures portuaires et ferroviaires, au nom de ses Nouvelles Routes de la Soie.

    Mais la militarisation n’est pas seulement le fait de la Chine. Les États-Unis, via AFRICOM, maintiennent une présence active dans la région, centrée sur la lutte contre le terrorisme et la surveillance stratégique. La Turquie, elle, adopte une approche plus hybride : à la fois militaire, économique et culturelle. À Mogadiscio, elle forme des soldats somaliens, construit des infrastructures, et diffuse un imaginaire religieux et identitaire qui séduit certaines élites.

    Au sud de la Corne, l’Éthiopie tente de s’imposer comme puissance régionale malgré ses déchirures internes. La construction du barrage de la Renaissance, projet hydroélectrique gigantesque sur le Nil, a ravivé les tensions avec l’Égypte, inquiète pour son accès à l’eau. Une rivalité entre deux puissances africaines qui attise les convoitises extérieures : la Turquie et les Émirats, en particulier, cherchent à s’y insérer en jouant des alliances fluctuantes avec les factions locales et les gouvernements en place. Dans ces interstices géopolitiques, les puissances étrangères lisent des opportunités. Les États, eux, cherchent à y échapper.

    Car le jeu d’influence n’est pas qu’une affaire de déploiement stratégique. C’est aussi une bataille pour le récit. Djenabou Cissé le souligne en évoquant la bande sahélo-soudanaise, cet immense territoire de l’Atlantique à la mer Rouge, traversé par l’instabilité et la contestation politique. Depuis la chute de Kadhafi en 2011, la région est en proie à une reconfiguration violente : flux d’armes, effondrement de la Libye, affaiblissement des États, montée du jihadisme, interventions militaires étrangères — autant de facteurs qui ont fait du Sahel un terrain d’expérimentation géopolitique.

    La France, puissance historique dans la région, a longtemps tenté d’y maintenir son influence par la force. L’opération Barkhane, les bases militaires, les coopérations sécuritaires… Mais tout cela s’est heurté à un rejet grandissant. Au Mali, au Burkina Faso, au Niger, les gouvernements issus de putschs récents ont tous rompu avec Paris. Moins par affinité avec d’autres puissances que par rejet du modèle français. La Russie a su se glisser dans cette brèche. Avec Wagner hier — aujourd’hui rebaptisé « Africa Corps » — elle propose une aide militaire directe, une rhétorique anti-impérialiste, et des accords dans les secteurs miniers. Au Soudan, elle obtient des concessions d’or. Au Mali, elle sécurise le régime. Son approche repose sur une logique transactionnelle et sécuritaire, souvent brutale, mais efficace à court terme.

    La Turquie joue une autre partition. Moins visible, mais tout aussi ambitieuse. Son armement, en particulier le drone Bayraktar TB2, s’est imposé comme un symbole de souveraineté pour certains régimes sahéliens. Ankara mise aussi sur l’influence religieuse, les bourses d’étude, les projets humanitaires. Le tout consolidé par une stratégie commerciale offensive : ses échanges avec le continent ont été multipliés par six en vingt ans.

    Mais cette compétition féroce n’est pas seulement une importation de logiques extérieures. Elle rencontre une transformation intérieure profonde. Niagalé Bagayoko, politiste spécialiste des politiques de sécurité en Afrique, attire l’attention sur un basculement perceptible : le retour d’un discours panafricaniste, porté par les sociétés civiles, les jeunesses urbaines et certains courants politiques. Rejet des élites perçues comme inféodées, dénonciation des interventions étrangères, appel à la souveraineté économique : autant de thèmes qui bousculent les modèles classiques de coopération.

    Ce néo-panafricanisme n’est pas uniforme. Il n’est pas toujours stable. Mais il marque une rupture. Une volonté de penser l’Afrique non plus comme un champ d’opérations, mais comme un acteur. C’est dans cette dynamique que des puissances africaines comme le Nigeria, l’Afrique du Sud, l’Éthiopie ou l’Algérie cherchent à affirmer une autonomie. Le Nigeria, première économie du continent, joue un rôle clé dans la lutte contre Boko Haram et dans les négociations économiques régionales. L’Afrique du Sud, malgré ses crises internes, pèse au sein des BRICS. L’Algérie, riche de son indépendance énergétique, se positionne comme médiatrice régionale. L’Éthiopie, malgré ses conflits, abrite le siège de l’Union africaine et tente d’imposer sa voix sur les grands dossiers hydrauliques et régionaux.

    Dans ce contexte mouvant, les grandes puissances extérieures ajustent leurs postures. La Chine continue de privilégier l’investissement économique, avec des projets phares comme la modernisation du port de Djibouti ou les infrastructures ferroviaires en Afrique de l’Est. Elle évite l’intervention militaire, tout en installant des outils de présence stratégique. La Russie combine hard power et mines. La Turquie tisse un réseau de fidélités multiples. Les États-Unis restent présents, mais leur capacité d’influence directe diminue. Et la France se voit contestée sur tous les fronts.

    C’est cette bascule qu’il faut comprendre : l’Afrique n’est plus l’objet passif d’un jeu mondial. Elle devient le lieu d’une reconfiguration. Lieu de conflit, certes. Mais aussi de projection, de revendication, de réinvention. Les coups d’État militaires, les mouvements anti-français, les slogans de rue ne sont pas seulement des symptômes de rejet. Ils sont aussi, parfois, les prémices d’une volonté politique nouvelle.

    Rien n’est stabilisé. Rien n’est assuré. Mais une chose est certaine : l’Afrique est en train de passer du statut de « zone d’enjeux » à celui d’acteur stratégique. Et cela change tout.

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    L'enjeu

    Alors que l’ordre international hérité de la fin de la Guerre froide semble en voie d’effacement, les grandes puissances redéfinissent activement leur stratégie, leur discours et leur position sur l’échiquier mondial. Les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Inde apparaissent comme les principaux acteurs d’un monde désormais structuré autour d’intérêts divergents, d’idéologies opposées et de conceptions concurrentes de la puissance. Ce moment géopolitique est crucial : il ne s’agit plus seulement de rivalités traditionnelles, mais d’un affrontement entre récits du monde, entre modèles économiques et politiques, et entre capacités à structurer les dépendances globales.

    L'auteur

    Cet article est issu de l’une des grandes tables rondes des Rencontres Stratégiques de la Méditerranée (RSMed) 2024, organisées par l’Institut FMES. Considérées comme le rendez-vous géopolitique de référence en France, les RSMed se tiennent chaque année à Toulon, en région Sud. Cette table ronde, consacrée aux rivalités entre grandes puissances et à la redéfinition des rapports de force mondiaux, réunit quatre spécialistes : Laurence Nardon, chercheuse à l’IFRI ; Emmanuel Puig, directeur adjoint Asie à l’IRIS ; Isabelle Facon, directrice adjointe de la FRS ; Melissa Levaillant, directrice de recherche à l’Institut FMES.

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    États-Unis, Chine, Russie, Inde : la géopolitique des ambitions contradictoires

    Quel serait le scénario de rupture qui ferait basculer les rapports de force entre les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Inde ?

    La scène est désormais bien connue : quatre puissances, chacune persuadée d’incarner un destin singulier, se croisent et s’affrontent dans un jeu d’alliances, de dissuasions et d’influences. Elles avancent sur l’échiquier sans partage d’une planète où les zones grises se rétrécissent. Derrière les discours prudents des diplomaties ou les effets d’annonce des sommets internationaux, une bataille bien plus silencieuse se joue : celle de la définition même de la puissance. Elle ne se mesure plus uniquement aux armes, mais au récit qu’on impose, aux règles qu’on façonne, à la cohérence interne qu’on affiche.

    Le terme revient, discret mais tenace, dans les discussions stratégiques contemporaines : recomposition. Ce n’est plus le monde d’avant, mais ce n’est pas encore un monde nouveau. Les grandes puissances, loin de s’opposer frontalement, avancent à tâtons dans un champ de tensions mouvant, entre récits concurrents, affirmations identitaires et renversements d’alliances. La puissance n’est plus une posture affichée. Elle est devenue une capacité à durer, à s’adapter, à raconter une continuité face au chaos. Et dans ce jeu incertain, quatre trajectoires se détachent : les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Inde, chacune cherchant à imposer sa vision de l’ordre sans jamais totalement y croire.

    Laurence Nardon, chercheuse à l’IFRI et spécialiste des États-Unis, ouvre cette lecture par une observation centrale : les États-Unis ne manquent pas de moyens pour peser, mais d’un cap pour les orienter. L’économie, l’innovation, le soft power, le militaire, même la justice extraterritoriale restent des leviers puissants. Mais la société américaine, fracturée, hésite entre trois lignes de force : celle des centristes interventionnistes de l’administration Biden, héritiers d’un internationalisme libéral ; celle de la droite trumpienne, adepte d’un repli assumé ; et celle, plus récente, d’une gauche qui préfère renoncer à l’ingérence pour reconstruire la cohésion intérieure. Cette tension interne n’est pas simplement idéologique : elle conditionne la capacité de l’Amérique à incarner un rôle stratégique cohérent. Pendant ce temps, le monde avance, sans elle ou malgré elle.

    C’est dans ce vide partiel que s’engouffre la Chine. Emmanuel Puig, directeur adjoint Asie à l’IRIS, en donne une lecture à la fois institutionnelle et géopolitique : Xi Jinping a profondément modifié la nature du régime depuis son arrivée au pouvoir en 2012. En abolissant la limite des mandats en 2022, il a réinstallé un pouvoir centralisé, verrouillé idéologiquement et paranoïaque envers les influences extérieures. Mais ce raidissement intérieur n’entrave pas, au contraire, la projection stratégique de Pékin. Chaque geste de politique étrangère, de la multiplication des bases logistiques à Djibouti au déploiement des Nouvelles Routes de la Soie, répond à une logique de long terme : celle de modifier l’équilibre mondial sans provoquer de rupture brutale. La Chine n’affronte pas, elle encercle. Elle ne nie pas l’ordre existant, elle l’infléchit de l’intérieur. Son soft power se manifeste dans les infrastructures, dans les normes, dans les dépendances — pas dans les slogans.

    Mais ce récit d’ascension tranquille masque aussi une fébrilité. Le marché intérieur ne suit plus. La démographie inquiète. L’opinion se durcit. Le pacte post-Tiananmen — tu laisses le Parti gouverner, il te garantit la prospérité — ne tient plus ses promesses. La Chine renforce alors sa posture sécuritaire et nationaliste, pour contenir un désenchantement latent. Dans ce contexte, la rivalité avec les États-Unis devient structurante, presque nécessaire : elle légitime l’autorité interne tout en donnant un cap à l’action extérieure. Le théâtre principal de cette tension est désormais l’Indo-Pacifique, là où l’ancienne théorie du « rimland » prend aujourd’hui tout son sens stratégique.

    Sur l’autre rive de l’Eurasie, Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la Recherche Stratégique, observe une Russie en lutte contre sa propre marginalisation. Le pouvoir de Vladimir Poutine, renforcé symboliquement par l’intervention en Syrie, cherche à montrer que la guerre en Ukraine n’a pas fissuré l’édifice. L’opposition est réduite au silence, l’économie tient grâce aux hydrocarbures, et la population, nourrie à une propagande anti-occidentale depuis plus de vingt ans, continue d’adhérer au récit officiel. Mais cette stabilité n’est qu’apparente : la Russie sait qu’elle ne peut plus imposer l’ordre, alors elle le perturbe.

    Ses instruments sont ceux du « sharp power » : campagnes de désinformation, instrumentalisation des fractures sociétales en Europe, réorientation du soft power vers un discours conservateur et anti-libéral, comme en témoigne l’épisode des tags antisémites en France à l’automne 2023. Moscou s’invente comme rempart moral face à un Occident jugé décadent. Elle s’insère dans les coalitions alternatives — BRICS, Organisation de coopération de Shanghai — et cherche dans sa proximité avec Pékin un soutien qui lui échappe souvent. Car la Russie, aujourd’hui, est dans une logique d’association déséquilibrée : elle a besoin de la Chine plus que la Chine n’a besoin d’elle. Et cela reconfigure en profondeur ses prétentions stratégiques.

    Pendant ce temps, une autre puissance trace sa route, sans faire de bruit mais sans reculer non plus. Melissa Levaillant, directrice de recherche à l’Institut FMES, décrit une Inde à la fois discrète et déterminée. Depuis 2014, l’arrivée au pouvoir du BJP de Narendra Modi a changé la tonalité sans bouleverser la ligne. L’Inde ne se cherche pas un camp : elle construit sa propre position. Exit le non-alignement des années Nehru, place au « multi-alignement » pragmatique : un partenariat renforcé avec les États-Unis, des liens conservés avec la Russie, une coopération en matière de défense avec la France, et une stratégie affirmée en Indo-Pacifique.

    Mais derrière cette montée en puissance, les failles internes sont nombreuses : chômage des jeunes, manque de qualification de la main-d’œuvre, économie encore trop rurale. La Chine, elle, reste la principale inquiétude. Par sa stratégie du « collier de perles », Pékin tente d’encercler l’Inde via des alliances portuaires et logistiques dans l’océan Indien. Sur terre, les tensions frontalières s’intensifient, notamment dans l’Arunachal Pradesh. En réponse, New Delhi renforce ses capacités militaires depuis 2020, déploie une diplomatie active autour du projet IMEC, lancé au G20 en 2023, et s’implique dans la cybersécurité via des partenariats avec Israël, les Émirats arabes unis et les États-Unis. L’Inde se positionne comme un acteur stabilisateur, mais sans jamais épouser les cadres occidentaux — préférant parler de « partenariat stratégique préférentiel » plutôt que d’alliance.

    Au fond, ce qui se donne à voir dans ces trajectoires croisées, ce n’est pas une bataille rangée entre blocs rivaux, mais un ajustement permanent. Les États-Unis doutent d’eux-mêmes, la Chine construit une lente hégémonie, la Russie compense par la perturbation, et l’Inde tente l’équilibre dans un jeu asymétrique. Aucun n’impose sa vision, tous cherchent à préserver leur capacité d’action.

    Quand on interroge les intervenants sur ce que chaque puissance redoute le plus, les réponses en disent long : Laurence Nardon estime qu’une victoire de Donald Trump ne serait pas nécessairement le pire scénario pour Washington — ses méthodes, brutales, peuvent paradoxalement produire des effets inattendus. Emmanuel Puig évoque la hantise de Pékin de voir son partenaire russe s’effondrer face à l’Ukraine, ou pire, Taïwan s’armer de l’arme nucléaire. Isabelle Facon pointe une crainte russe plus diffuse, mais tout aussi existentielle : celle d’une entente implicite entre Washington et Pékin, qui marginaliserait définitivement Moscou.

    Car c’est peut-être là, dans les angles morts de ces stratégies, que se joue l’essentiel. La puissance ne réside plus dans l’accumulation brute des moyens. Elle se joue dans la manière dont chaque acteur parvient à inscrire sa propre trajectoire dans les structures du monde. Dans ce grand récit concurrentiel, nul n’a encore trouvé la dernière phrase.

    Lectures et ressources conseillées
    FMES - Rencontres Stratégiques de la Méditerranée 2024 Les Actes - Compte-rendu RSMED 2024

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    Le général Kirillov éliminé : quand la guerre s’invite dans les rues de Moscou

    La guerre secrète entre services de renseignement est-elle la clef du conflit russo-ukrainien ?

    Le général Kirillov éliminé : quand la guerre s’invite dans les rues de Moscou

    La guerre secrète entre services de renseignement est-elle la clef du conflit russo-ukrainien ?

    Le 17 décembre 2024, une explosion retentit dans un quartier résidentiel de Moscou, emportant la vie du général Igor Kirillov, chef des troupes de protection nucléaire, biologique et chimique de la Russie, ainsi que celle de son assistant. Le Comité d'enquête de la Fédération de Russie confirme que l'explosion a été causée par un dispositif caché dans une trottinette garée au pied de l'immeuble. Cet attentat, revendiqué par les services de sécurité ukrainiens (SBU), marque une escalade sans précédent dans le conflit russo-ukrainien.

    Cet événement met en lumière la capacité de l’Ukraine à mener des opérations audacieuses en plein cœur de la Russie, signalant une escalade significative dans le conflit en cours. Selon les autorités russes, un suspect ouzbek de 29 ans a été arrêté peu après l’explosion. Ce dernier aurait avoué avoir été recruté par les services ukrainiens, contre la somme de 100 000 dollars et la promesse d’un passeport européen. ​

    L’assassinat du général Kirillov a suscité des réactions contrastées sur la scène internationale. Le Royaume-Uni a condamné l’usage de la violence, tout en rappelant que Kirillov était sous sanctions pour son rôle présumé dans l’utilisation d’armes chimiques. De leur côté, les États-Unis et l’Union européenne ont exprimé leurs inquiétudes face à une possible escalade, tout en s’abstenant de condamner explicitement Kiev. ​

    Dates clés des événementsChiffres clés du conflit
    17 décembre 2024 : Assassinat du général Igor Kirillov à Moscou.100 000 dollars : Montant supposément offert au suspect pour l’attentat.
    18 décembre 2024 : Arrestation d’un suspect ouzbek lié à l’attentat.2 000 : Nombre estimé de soldats ukrainiens hospitalisés en raison d’attaques chimiques présumées.
    19 décembre 2024 : Le président Poutine qualifie l’attentat d’acte terroriste et appelle à renforcer les mesures de sécurité.3 : Nombre de décès attribués à l’utilisation d’armes chimiques en Ukraine.
    26 décembre 2024 : Le FSB annonce avoir déjoué plusieurs complots ukrainiens visant des officiers russes.1 kg : Équivalent en TNT de l’explosif utilisé dans l’attentat contre Kirillov.

    Cet acte pourrait avoir des conséquences stratégiques immédiates. La Russie pourrait être tentée de répliquer par des frappes ciblées sur des figures-clés de l’appareil militaire ukrainien. Cette dynamique de représailles risque d’entraîner une intensification des hostilités, renforçant une spirale de violence dans un conflit déjà hautement destructeur.​

    L’assassinat de Kirillov souligne également l’importance croissante de la guerre de l’information dans le conflit russo-ukrainien. Les autorités ukrainiennes ont rapidement diffusé des détails sur l’opération, cherchant à démontrer leur capacité à frapper des cibles stratégiques en Russie. Cette communication offensive vise à affaiblir le moral russe et à galvaniser le soutien international en faveur de l’Ukraine.​

    L’élimination d’un haut responsable militaire en plein Moscou démontre que même les figures les plus protégées ne sont pas à l’abri, révélant une vulnérabilité inattendue au cœur du pouvoir russe.​

    Cet attentat met en lumière des failles dans le dispositif sécuritaire russe. Malgré un appareil de sécurité réputé pour sa vigilance, l’attaque a révélé des vulnérabilités exploitables par des acteurs extérieurs. Le président Poutine a d’ailleurs reconnu ces lacunes et a appelé à une réévaluation des protocoles de sécurité pour prévenir de futures attaques.

    L’assassinat du général Igor Kirillov marque un tournant dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine. Au-delà de la perte humaine, cet événement symbolise une escalade des tactiques employées et souligne la nécessité pour les acteurs internationaux de redoubler d’efforts diplomatiques.

    Une riposte inévitable ?

    Le Kremlin a rapidement réagi à l’assassinat du général Igor Kirillov. Dès le 19 décembre 2024, Vladimir Poutine a qualifié l’attaque d’« acte terroriste » et a ordonné une évaluation immédiate des failles sécuritaires ayant permis un tel attentat au cœur de Moscou. Cette reconnaissance d’une vulnérabilité au sein même du territoire russe marque un tournant stratégique dans la rhétorique du Kremlin, qui se présente généralement comme imperméable aux attaques extérieures.

    Depuis plusieurs mois, des attaques de drones, des sabotages et des assassinats ciblés ont visé des infrastructures et des personnalités stratégiques en Russie, mais jamais une figure aussi haut placée de l’armée n’avait été éliminée de cette manière. L’incapacité des services de renseignement russes à empêcher une telle opération souligne un point faible de l’appareil sécuritaire du pays, fragilisant l’image de Poutine à l’approche de l’élection présidentielle de mars 2025.

    Cet assassinat pourrait déclencher une série de représailles mutuelles, plongeant la région dans une spirale de violence difficile à contrôler, avec des implications potentielles pour la stabilité européenne.​

    La Russie ne peut rester sans réponse. Selon plusieurs analystes militaires, Moscou pourrait décider d’intensifier ses frappes contre des cibles stratégiques en Ukraine, notamment en ciblant des officiers de haut rang, des infrastructures énergétiques ou des bâtiments gouvernementaux. Une attaque spécifique contre les responsables du renseignement militaire ukrainien est évoquée, bien que les détails d’une potentielle riposte restent incertains. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a d’ailleurs affirmé que « la réponse russe sera à la hauteur de l’attaque subie », sans préciser la nature de cette contre-offensive.

    L’assassinat du général Kirillov met également en lumière un changement de doctrine militaire et stratégique du côté ukrainien. Depuis le début de la guerre en février 2022, Kiev avait privilégié une posture défensive sur son propre territoire, limitant ses incursions en Russie à des sabotages isolés et des frappes ponctuelles sur des infrastructures militaires. Or, cette attaque marque une inflexion significative : pour la première fois, les services ukrainiens revendiquent ouvertement l’élimination d’un haut responsable russe sur le territoire ennemi. Ce changement de stratégie pourrait avoir pour but d’affaiblir le commandement militaire russe en ciblant ses figures-clés, tout en instillant un climat de peur et d’incertitude au sein des élites de Moscou.

    Un meurtre qui secoue la population russe

    Loin d’être un simple acte de guerre, l’assassinat de Kirillov a des répercussions psychologiques considérables sur l’opinion publique russe. Depuis le début du conflit, la propagande du Kremlin a toujours insisté sur la toute-puissance des services de sécurité russes et leur capacité à neutraliser toute menace extérieure.

    Voir un général de premier plan éliminé en plein Moscou par un attentat démontre une fragilité qui contraste avec la ligne officielle du gouvernement. Des figures médiatiques pro-Kremlin ont exprimé leur stupeur face à cet acte, certains commentateurs accusant même les services de sécurité russes d’« incompétence ».

    L’élimination du général Kirillov montre que l’Ukraine n’hésite plus à frapper directement des responsables militaires russes en territoire ennemi. Une stratégie qui pourrait se répéter dans les mois à venir, renforçant l’incertitude et la peur parmi les élites russes.

    Cette vulnérabilité exposée pourrait générer un durcissement des mesures de sécurité à travers le pays. Des arrestations massives ont déjà été signalées à Moscou et Saint-Pétersbourg, visant principalement des ressortissants d’Asie centrale et du Caucase, populations souvent accusées par le régime de servir de « mercenaires » pour des puissances étrangères.

    Par ailleurs, des renforts ont été déployés aux frontières avec l’Ukraine et en Crimée afin d’éviter de nouvelles infiltrations des services ukrainiens. Ces mesures illustrent la nervosité croissante du Kremlin face à une Ukraine qui, non seulement résiste sur le champ de bataille, mais parvient également à frapper symboliquement et stratégiquement au cœur du pouvoir russe.

    Bientôt l’effet papillon ?

    Cet assassinat pourrait ouvrir la voie à de nouvelles opérations ciblées dans le cadre du conflit. Si l’Ukraine décide de poursuivre cette stratégie d’éliminations ciblées, la Russie pourrait riposter par des méthodes similaires, déclenchant une vague d’assassinats mutuels qui fragiliserait encore davantage les perspectives de paix. La question se pose également du rôle des alliés de l’Ukraine dans ce type d’opérations.

    Avec cette attaque, la guerre entre la Russie et l’Ukraine semble de plus en plus intégrée à une lutte clandestine entre services de renseignement. Sabotages, assassinats et infiltrations deviennent des armes majeures du conflit.

    Les services de renseignement occidentaux, notamment la CIA et le MI6, ont-ils été informés à l’avance de cette attaque ? Ont-ils joué un rôle, même indirect, dans sa planification ou son exécution ? Les chancelleries occidentales, tout en soutenant Kiev, restent prudentes et évitent d’encourager officiellement ce type d’attaques en territoire russe, par crainte d’une escalade incontrôlable.

    Les prochains mois s’annoncent donc cruciaux pour l’évolution de la guerre. L’assassinat de Kirillov pourrait être un tournant stratégique, déclenchant une nouvelle dynamique dans la confrontation entre Moscou et Kiev. Reste à voir comment la Russie réagira et si cet attentat marquera le début d’une escalade encore plus imprévisible du conflit.

    Crédit image : Wikimedia Commons Администрация Президента России

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    L'enjeu

    Depuis la mort de Mahsa Amini, l’Iran traverse une crise politique, sociale et morale majeure. Le régime islamique est confronté à une contestation inédite, portée par une société profondément modernisée qui réclame des libertés fondamentales. Parallèlement, les sanctions économiques internationales asphyxient une population déjà éprouvée, fragilisant les forces démocratiques internes. Dans ce contexte, le rapprochement inattendu avec l’Arabie saoudite et l’évolution du programme nucléaire iranien redéfinissent les équilibres géopolitiques au Moyen-Orient.

    L'intervenant

    Thierry Coville est enseignant-chercheur en économie et chercheur à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS). Spécialiste reconnu de l’Iran, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont L’Iran, une puissance en mouvement (2022). Il analyse depuis plusieurs décennies les dynamiques économiques, sociales et géopolitiques du pays.

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    Le paradoxe occidental: quand la classe moyenne paie le prix fort des sanctions

    Quel est l’impact réel des sanctions internationales sur la société iranienne ?

    Une société en pleine transformation, un régime figé dans une logique répressive, et une économie étranglée par des sanctions internationales : l’Iran vit un moment de bascule. Portée par une jeunesse éduquée et par des femmes en première ligne, la contestation de la République islamique s’enracine, tandis que les tensions régionales et nucléaires persistent.

    Quel est l’état du climat social et politique en Iran, six mois après la mort de Mahsa Amini ?

    Le climat est extrêmement tendu. On est dans la période post-manifestations déclenchées par la mort de Mahsa Amini, une jeune Iranienne d’origine kurde arrêtée pour avoir mal porté le voile. Après son arrestation par la brigade des mœurs, elle est morte en détention, vraisemblablement suite à de mauvais traitements. Cet événement a déclenché une vague de manifestations d’une ampleur exceptionnelle, dont les images ont largement circulé via les réseaux sociaux.

    Ces protestations sont inédites depuis la révolution de 1979. C’est la première fois que les slogans appellent aussi clairement à la fin de la République islamique. Ce qui a aussi marqué, c’est le rôle central des jeunes et des femmes. Ils ont toujours participé aux mouvements de contestation, mais cette fois, ils étaient en première ligne, notamment dans les affrontements directs. La répression a été extrêmement violente : environ 500 morts côté manifestants, 60 du côté des forces de sécurité. Deux condamnations à mort ont été exécutées. Cela a refroidi la rue. Mais tous les éléments qui ont conduit à cette explosion sont encore là.

    Aujourd’hui, nous sommes dans une phase de veille. La répression a calmé temporairement la mobilisation, mais les facteurs de colère persistent. Le cœur de l’affrontement s’est déplacé : c’est désormais le port du voile qui cristallise les tensions. De nombreuses femmes sortent sans voile, ce qui ne s’était jamais vu à cette échelle. Ce geste, hautement symbolique dans une République islamique où le voile est imposé, devient une forme de résistance quotidienne. Du côté du pouvoir, la réponse est ambivalente : certains policiers annoncent une répression systématique, allant jusqu’à confisquer des voitures si les passagères ne portent pas le voile ; d’autres voix, même dans le camp conservateur, reconnaissent qu’ils ne peuvent pas surveiller chaque femme. Cela ouvre un débat interne sur la soutenabilité du contrôle social.

    Quelles sont les principales revendications portées par la population iranienne ?

    Le message principal, c’est la demande explicite de changement de régime. Mais cela s’inscrit dans un contexte plus large de transformation sociale profonde. Depuis la révolution, la société iranienne s’est modernisée à une vitesse impressionnante, même si cela est peu perçu de l’extérieur. Le taux d’éducation, notamment chez les femmes, a considérablement augmenté. Cette élévation du niveau d’éducation a transformé les mentalités.

    Aujourd’hui, on observe une demande forte de liberté individuelle. Pour les femmes, cela se traduit par une volonté de s’habiller comme elles l’entendent, de ne pas se faire dicter leur apparence par le pouvoir religieux. Cette aspiration rejoint une exigence plus large d’état de droit et de démocratie. La population souhaite que la loi soit la même pour tous, sans privilèges, sans favoritisme.

    Autre élément fondamental : la séparation entre religion et politique. La majorité des Iraniens sont musulmans, mais ils veulent que la religion reste dans la sphère privée. Ils rejettent le principe fondateur de la République islamique, où un religieux – le guide suprême – concentre les pouvoirs. C’est une remise en cause frontale du système actuel. En résumé, les Iraniens réclament des institutions démocratiques, un état de droit, et la fin de la tutelle religieuse sur le politique.

    Quelle stratégie les pays occidentaux devraient-ils adopter face à la répression et à la crise en Iran ?

    C’est une vaste question, mais il y a une contradiction qu’il faut d’abord soulever. D’un côté, on condamne la répression, on déclare soutenir la population iranienne, les femmes, les manifestants. De l’autre, on maintient ou même aggrave les sanctions économiques, qui frappent de plein fouet cette même population. Les sanctions mises en place notamment par Donald Trump après sa sortie de l’accord sur le nucléaire en 2018 sont illégales au regard du droit international et ont causé une paupérisation massive.

    Elles n’ont pas affaibli les structures de pouvoir, elles ont fragilisé la société civile. La classe moyenne éduquée, qui soutient en majorité les aspirations démocratiques, est la plus touchée. Beaucoup de gens hésitent à manifester parce qu’ils craignent de tout perdre : leur emploi, leurs revenus, leur avenir. Il y a un effet de sidération économique. Et c’est justement cette contradiction qu’il faut pointer : comment soutenir une société qu’on affaiblit méthodiquement par les sanctions ?

    L’impact de ces sanctions sur l’économie iranienne est-il mesurable ?

    Il est massif. Avant 2018, après l’accord de Vienne de 2015, l’économie iranienne commençait à reprendre. L’inflation avait été réduite à moins de 10 %, la croissance repartait. Mais après la sortie de Trump et la réintroduction de sanctions extraterritoriales américaines, l’économie a plongé. Aujourd’hui, on est à plus de 40 % d’inflation, certains mois à 45 %. Le pouvoir d’achat a été laminé. Des millions de personnes sont tombées sous le seuil de pauvreté.

    Des économistes iraniens estiment que 8 millions de personnes ont quitté la classe moyenne pour tomber dans la précarité entre 2011 et 2020. La Banque mondiale estime qu’environ 30 % des Iraniens vivent avec moins de 6,90 dollars par jour. Un député du Parlement parle de 25 % de la population logée dans des conditions insalubres. Ce sont des chiffres accablants.

    La société iranienne fait preuve d’une incroyable résilience. Les gens travaillent, étudient, créent. Mais cette paupérisation affaiblit leur capacité à peser politiquement. La société civile est fragilisée, et cela rend la transition démocratique d’autant plus difficile.

    Comment comprendre cette contradiction entre le discours de soutien et l’impact réel des politiques occidentales ?

    C’est le cœur du problème. D’un côté, on affirme défendre les droits humains, condamner les violations, appeler à la démocratie. De l’autre, on adopte une politique de sanctions économiques qui affaiblit les seuls acteurs capables d’opérer ce changement démocratique. On prétend agir pour les droits, mais on écrase ceux qui pourraient les revendiquer.

    Il y aurait un intérêt stratégique et moral pour l’Europe à ne pas se laisser entraîner par la logique américaine. Car aux États-Unis, les sanctions sont devenues une fin en soi. On oublie pourquoi elles ont été imposées au départ. Elles deviennent la politique. C’est contre-productif. Et c’est incohérent avec les discours sur les libertés.

    Que penser du rôle de la Chine dans le rapprochement entre l’Iran et l’Arabie Saoudite ?

    Ce rapprochement est important. Il marque un tournant. L’Iran et l’Arabie Saoudite étaient dans un affrontement régional intense depuis des années, via des conflits indirects en Syrie, au Liban ou au Yémen. L’accord négocié sous l’égide de la Chine permet de rétablir des relations diplomatiques entre ces deux puissances.

    Cela ne veut pas dire qu’ils vont devenir alliés, mais cela ouvre une voie pour sortir de la logique d’affrontement systématique. Des signes positifs sont apparus, notamment au Yémen, où un cessez-le-feu est en discussion. C’est un signal de stabilisation régionale.

    Ce qui est aussi significatif, c’est que ce rôle de médiateur a été assumé par la Chine. Cela traduit un déplacement du centre de gravité diplomatique au Moyen-Orient. La Chine gagne en influence là où les États-Unis reculent.

    En conclusion, quelle voie de sortie réaliste voyez-vous ?

    La seule voie possible est celle du dialogue. Il faut sortir de la logique punitive. L’Europe pourrait jouer un rôle si elle s’émancipait de l’agenda américain. Il faut une politique de soutien réel à la société iranienne, ce qui passe par la levée progressive des sanctions économiques. C’est un levier concret pour favoriser une transition démocratique.

    Le peuple iranien est moderne, éduqué, résilient. Il n’a pas besoin de leçons. Il a besoin d’espace. D’un allègement de la pression. De perspectives.

    Propos receuillis par Corentin Lescot, Elsa Delain, Paul Chambellant et Gabriel Chuepo

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    L’Union européenne tente de se frayer un chemin au Proche-Orient

    L’UE est-elle capable d’affirmer sa diplomatie en rivalisant avec la Chine et les États-Unis ?

    L’Union européenne tente de se frayer un chemin au Proche-Orient

    L’UE est-elle capable d’affirmer sa diplomatie en rivalisant avec la Chine et les États-Unis ?

    Dans le tumulte des bouleversements géopolitiques du Proche-Orient, l'Union européenne s'efforce de transformer son image de simple bailleur de fonds en celle d'un acteur diplomatique majeur. Cette mutation, bien que tardive, reflète une volonté de peser sur l'échiquier international et de promouvoir la stabilité dans une région en perpétuelle ébullition.

    Depuis des décennies, l’Union européenne s’est principalement illustrée comme un soutien financier au Proche-Orient, injectant des milliards d’euros dans des programmes d’aide humanitaire et de développement. Cependant, cette approche a souvent été perçue comme insuffisante pour influencer les dynamiques politiques locales. 

    Malgré ces initiatives, l’Union européenne est confrontée à des divergences internes qui entravent une politique cohérente au Proche-Orient. La question palestinienne illustre cette fragmentation : sur les 27 États membres, seuls 12 reconnaissent officiellement l’État palestinien, parmi lesquels l’Irlande et l’Espagne. Cette disparité complique l’adoption d’une position unifiée et affaiblit l’influence européenne dans les négociations de paix.

    Dates et faits marquantsChiffres et ordres de grandeur
    2021 : Nomination de Sven Koopmans en tant que premier représentant spécial de l’UE pour le processus de paix au Moyen-Orient, marquant une volonté d’engagement diplomatique accru.2,12 milliards d’euros : Montant total engagé par l’UE en 2024 et 2025 pour soutenir les Syriens restés en Syrie et ceux réfugiés dans les pays voisins.
    Mai 2024 : Sven Koopmans souligne le manque de clarté sur le rôle de l’UE dans la région, refusant de voir l’UE comme un médiateur sans objectifs stratégiques définis.235 millions d’euros : Aide humanitaire annoncée en janvier 2025 pour les Syriens, couvrant des besoins essentiels tels que le logement, la nourriture et les soins de santé.
    Septembre 2024 : Annonce par Ursula von der Leyen d’un « plan de communication stratégique » visant à contrer les discours anti-UE et à promouvoir le rôle des 27 dans la région.60 millions d’euros : Fonds alloués en janvier 2025 aux forces armées libanaises pour soutenir la reconstruction nationale.
    Octobre 2024 : L’UE annonce de nouvelles sanctions contre l’Iran en réponse à la livraison de missiles et drones à la Russie et à des groupes affiliés au Moyen-Orient comme le Hezbollah.1 milliard d’euros : Programme d’aide sur trois ans dévoilé en mai 2024 pour soutenir l’économie libanaise et freiner les flux migratoires vers l’Europe.
    Novembre 2024 : Cessez-le-feu fragile entre Israël et le Hezbollah au Liban, nécessitant une vigilance accrue de la communauté internationale.27 millions d’euros : Montant débloqué par l’UE pour renforcer les programmes de déminage et de stabilisation en Syrie post-Assad.
    Décembre 2024 : Le Conseil européen adopte des conclusions visant à renforcer l’engagement de l’UE au Proche-Orient, témoignant d’une volonté politique renouvelée.3,4 milliards d’euros : Budget total de l’UE dédié à la coopération et l’aide au développement pour le Proche-Orient entre 2020 et 2027.
    17 janvier 2025 : Annonce par l’UE d’une aide humanitaire de 235 millions d’euros pour les Syriens, tant à l’intérieur du pays que dans les pays voisins.450 millions d’euros : Engagement financier de l’UE pour soutenir l’Autorité palestinienne et les ONG locales dans la reconstruction de Gaza.
    21 janvier 2025 : Kaja Kallas annonce une aide de 60 millions d’euros aux forces armées libanaises, dans un contexte de reconstruction nationale.700 millions d’euros : Montant total des investissements européens dans le secteur énergétique au Moyen-Orient depuis 2022.
    27 janvier 2025 : L’UE décide de redéployer sa mission EUBAM-Rafah pour soutenir l’Autorité palestinienne dans le contrôle du point de passage de Rafah, essentiel pour l’aide humanitaire à Gaza.300 millions d’euros : Fonds destinés à la formation des forces de sécurité locales au Liban et en Jordanie dans le cadre de la stabilisation régionale.
    24 février 2025 : Reprise du dialogue entre l’UE et Israël à Bruxelles, avec un accent sur l’avenir de Gaza suite à un cessez-le-feu fragile.500 millions d’euros : Soutien financier de l’UE pour la modernisation des infrastructures en Cisjordanie et à Gaza.

    La situation en Syrie constitue un autre point de discorde. Après la chute du régime de Bachar al-Assad en décembre 2024, l’UE a amorcé une réévaluation de sa politique envers Damas. Cependant, les États membres divergent sur la stratégie à adopter face aux nouveaux dirigeants syriens, notamment en ce qui concerne la levée progressive des sanctions et la réouverture des canaux diplomatiques.

    Sur le plan économique, l’Union européenne s’efforce de renforcer sa présence au Proche-Orient. En mai 2024, elle a dévoilé un programme d’aide d’un milliard d’euros sur trois ans pour soutenir l’économie libanaise et freiner les flux migratoires vers l’Europe. Cette initiative vise à stabiliser le Liban, en proie à une crise économique sans précédent, et à prévenir une aggravation de la crise migratoire.

    Des ambitions chinoises et américaines surpuissantes

    En Syrie, l’UE a annoncé en janvier 2025 une aide humanitaire de 235 millions d’euros pour répondre aux besoins essentiels des populations affectées par le conflit. Cette assistance couvre des domaines tels que le logement, la nourriture, l’eau potable, l’assainissement et les soins de santé

    Alors que l’Union européenne tente de renforcer son rôle au Proche-Orient, elle se retrouve confrontée à une concurrence croissante des grandes puissances, notamment la Chine et les États-Unis. Washington conserve une influence militaire et diplomatique majeure dans la région, notamment via son soutien à Israël et son engagement avec certains pays du Golfe. De son côté, Pékin avance progressivement ses pions, exploitant le vide laissé par les hésitations européennes pour renforcer ses liens commerciaux et stratégiques avec des États clés comme l’Iran et l’Arabie saoudite.

    Les divisions internes de l’UE entravent une politique étrangère cohérente au Proche-Orient.

    En décembre 2024, l’accord signé entre la Chine et l’Organisation de Coopération de Shanghai pour inclure l’Iran comme membre à part entière illustre la montée en puissance de Pékin dans la région. De plus, la signature d’un partenariat stratégique entre Pékin et Riyad en novembre 2024 confirme l’intention chinoise d’élargir son influence dans les secteurs énergétique et militaire.

    Pour l’UE, ces développements posent un défi de taille : comment affirmer son rôle dans un contexte où d’autres puissances disposent de ressources stratégiques plus importantes et d’une approche plus cohérente ?

    L’UE prête à affirmer sa diplomatie ?

    L’un des principaux obstacles à l’influence de l’Union européenne au Proche-Orient reste l’absence d’une vision politique claire et partagée entre les 27 États membres. Alors que certains pays, notamment la France et l’Allemagne, prônent une approche diplomatique plus active, d’autres, comme la Hongrie ou l’Autriche, privilégient une posture plus réservée, souvent alignée sur des intérêts économiques nationaux.

    La montée en puissance chinoise au Proche-Orient complexifie la diplomatie européenne.

    Cette division s’est particulièrement illustrée dans la gestion du dossier syrien. La chute du régime d’Assad en décembre 2024 a ouvert un débat au sein de l’UE sur la posture à adopter face aux nouveaux dirigeants du pays. L’Autriche a rapidement annoncé un programme de retour des réfugiés syriens, tandis que la France et l’Italie ont choisi de suspendre temporairement les demandes d’asile pour éviter une crise humanitaire.

    Au-delà des questions migratoires, l’UE peine à faire entendre une voix unique sur des dossiers comme l’avenir de Gaza ou le statut du Liban. L’initiative du 27 janvier 2025 visant à redéployer la mission EUBAM-Rafah pour aider l’Autorité palestinienne à sécuriser le point de passage entre Gaza et l’Égypte en est un bon exemple. Si certains États membres ont salué cette mesure, d’autres restent sceptiques quant à son efficacité réelle dans un contexte de tensions persistantes.

    Crédit image : Shutterstock Alexandros Michailidis

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    Le Groenland, champ de bataille oublié du XXIᵉ siècle

    Le Groenland, une clé pour l’autonomie stratégique de l’Union européenne ?

    Le Groenland, champ de bataille oublié du XXIᵉ siècle

    Le Groenland, une clé pour l’autonomie stratégique de l’Union européenne ?

    Sous la glace, un trésor. Le Groenland, immense territoire recouvert à 80 % par une calotte glaciaire, est au centre d’une lutte d’influence mondiale. Ses ressources naturelles – pétrole, gaz, minéraux rares, sables, eaux – attisent l’intérêt de puissances comme l’Union européenne, les États-Unis et la Chine. Dans un contexte où l’indépendance énergétique et la sécurisation des chaînes d’approvisionnement sont des priorités, l’île apparaît comme un levier stratégique majeur. Mais ce jeu d’acteurs se heurte à la volonté du Groenland d’affirmer sa souveraineté, loin des ambitions expansionnistes extérieures.

    Le Groenland, bien que rattaché au Danemark, bénéficie d’un statut d’autonomie élargie depuis 1979, renforcé en 2009. Ce territoire arctique, qui compte seulement 56 000 habitants, a toujours entretenu une relation ambiguë avec l’Europe. Lors du référendum de 1972 sur l’adhésion du Danemark à la Communauté économique européenne (CEE), plus de 70 % des Groenlandais s’y opposent. Dix ans plus tard, un second vote avec 75 % de participation aboutit à une sortie effective en 1985, approuvée par 52 % des votants. Cette décision était principalement motivée par la protection du secteur clé de la pêche, qui représente encore aujourd’hui 95 % des exportations de l’île.

    Malgré cette sortie, le Groenland n’a jamais totalement rompu avec l’Europe. En échange de financements, il a accepté d’ouvrir ses eaux aux navires européens sous un régime de quotas, un accord régulièrement renouvelé, le dernier datant de 2021. En parallèle, l’île bénéficie encore d’aides de l’Union européenne, notamment pour le développement économique et l’infrastructure.

    Événements majeursChiffres stratégiques
    1972 : Référendum sur l’adhésion du Danemark à la CEE : 70 % des Groenlandais votent contre.95 % des exportations du Groenland proviennent de la pêche.
    1982 : Second référendum : 52 % des votants choisissent la sortie de la CEE.80 % du territoire groenlandais est recouvert de glace.
    1985 : Sortie officielle de la CEE, mais maintien d’accords commerciaux.25 matières premières critiques sont recensées par l’UE au Groenland.
    2009 : Renforcement de l’autonomie groenlandaise vis-à-vis du Danemark.2050 : objectif de neutralité carbone du pacte vert européen.
    2021 : Renouvellement de l’accord de pêche entre l’UE et le Groenland.1,5 milliard d’euros : estimation des investissements européens au Groenland pour les infrastructures minières.
    2023 : Signature d’un partenariat stratégique entre l’UE et le Groenland sur les matières premières critiques.60 % des terres rares mondiales sont actuellement produites par la Chine.
    10 janvier 2025 : Múte B. Egede réaffirme la volonté d’indépendance du Groenland face aux ambitions extérieures.52 % des Groenlandais restent favorables à une indépendance totale.

    Le Groenland est bien plus qu’un territoire isolé. Ses sous-sols regorgent de ressources essentielles à la transition énergétique et à la souveraineté industrielle de l’Union européenne. Face à la domination chinoise sur l’approvisionnement en terres rares – 60 % de la production mondiale –, Bruxelles a inscrit 25 minéraux groenlandaissur la liste des matières premières critiques. Parmi eux, le nickel, le fer, l’or, mais aussi des éléments indispensables à la fabrication de batteries, panneaux solaires et éoliennes, autant d’outils-clés pour la mise en œuvre du pacte vert européen d’ici 2050.

    Dans cette optique, l’Union européenne a signé en 2023 un partenariat stratégique avec le Groenland afin de sécuriser ces ressources et de promouvoir des chaînes de valeur durables. Ce partenariat, qui inclut des engagements sur l’exploitation responsable et le développement des infrastructures minières, doit permettre à l’Europe de réduire sa dépendance aux importations chinoises. Pour Bruxelles, investir dans l’Arctique signifie renforcer son indépendance stratégique tout en soutenant l’essor d’une industrie verte.

    Europe, Chine et États-unis convoitent le territoire

    Cependant, l’Union européenne n’est pas la seule à convoiter les ressources groenlandaises. En 2019, Donald Trump a ouvertement proposé d’acheter le Groenland, déclenchant une vive réaction de Copenhague et de Nuuk. Si l’idée a été immédiatement rejetée, elle illustre un intérêt grandissant des États-Unis pour ce territoire arctique, tant pour ses richesses que pour sa position stratégique dans l’Atlantique Nord.

    La pression ne vient pas uniquement de Washington. La Chine, qui cherche à sécuriser son approvisionnement en matières premières, multiplie ses investissements au Groenland. Des entreprises chinoises ont tenté d’acquérir des concessions minières, provoquant des tensions avec l’Europe et les États-Unis. Pour le Groenland, ces sollicitations extérieures représentent à la fois une opportunité économique et une menace pour son autonomie.

    L’Union européenne voit dans le Groenland un levier clé pour garantir son indépendance industrielle et énergétique face à la Chine. Ses richesses minières sont cruciales pour la transition écologique et la sécurité économique du continent.

    L’exploitation des ressources naturelles du Groenland soulève une question majeure : comment concilier développement économique et préservation d’un environnement fragile ? La fonte des glaces, accélérée par le changement climatique, expose progressivement les gisements miniers et facilite leur exploitation. Cependant, cette ouverture inquiète autant qu’elle attire.

    Si l’exploitation minière représente une opportunité économique pour le Groenland, elle pourrait également aggraver le dérèglement climatique et menacer la biodiversité locale. Le gouvernement groenlandais, sous la direction de Múte B. Egede, a déjà marqué des lignes rouges : en 2021, il a bloqué un projet d’extraction d’uranium dans le sud de l’île, porté par l’entreprise Greenland Minerals, détenue en partie par des intérêts chinois. Cette décision illustre une volonté de réguler l’exploitation des ressources, bien que les perspectives économiques restent un levier essentiel pour l’indépendance future du territoire.

    L’indépendance du Groenland, vraiment ?

    Dans le cadre de son pacte vert, l’Union européenne insiste sur la nécessité d’une exploitation responsable des ressources groenlandaises. Le partenariat signé en 2023 prévoit des normes strictes en matière de protection de l’environnement et de droits des populations locales, notamment les Inuits, qui représentent la majorité de la population.

    L’indépendance du Groenland est un sujet récurrent dans le débat politique local. En 2009, un référendum a accordé une autonomie renforcée à l’île, ouvrant la voie à une séparation progressive d’avec le Danemark. Aujourd’hui, la question reste sensible : si une partie de la population aspire à une souveraineté totale, l’économie du territoire demeure encore fortement dépendante des subventions danoises, qui représentent près d’un tiers du PIB groenlandais.

    Le Groenland se trouve face à un dilemme : exploiter ses ressources pour gagner en autonomie ou préserver un environnement menacé par le réchauffement climatique. Une question cruciale pour l’avenir du territoire.

    L’autonomie complète du Groenland supposerait de compenser cette dépendance financière, soit par l’exploitation intensive de ses ressources minières, soit par le développement d’autres secteurs économiques. Le tourisme, bien que croissant, reste encore marginal en raison des conditions climatiques extrêmes et du manque d’infrastructures.

    La position du Premier ministre Múte B. Egede, leader du parti indépendantiste Inuit Ataqatigiit, reflète cette volonté d’émancipation. Il déclarait le 10 janvier 2025 : « On ne veut pas être Danois, on ne veut pas être Américains », réaffirmant ainsi la souveraineté groenlandaise face aux convoitises extérieures. Pourtant, un chemin complexe demeure à parcourir avant une éventuelle indépendance effective.

    Crédit image : Shutterstock Hadrian

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    L'enjeu

    Face au retrait progressif des puissances occidentales, la Chine s’impose comme l’acteur central du développement des infrastructures en Afrique. Derrière les projets massifs de routes, ports et barrages, les « nouvelles routes de la soie » s’affirment comme une stratégie globale mêlant économie, influence diplomatique et aspirations géopolitiques.

    L'intervenant

    Adrien Mugnier est directeur de l’Observatoire français des Nouvelles Routes de la Soie, qu’il a contribué à fonder après avoir observé de près les dynamiques chinoises dans les provinces de l’Ouest dès 2014. Spécialiste des questions de développement, de coopération internationale et des relations sino-africaines, il coordonne une plateforme de veille, d’analyse et de diffusion des travaux sur les routes de la soie, avec un objectif central : replacer ces enjeux stratégiques au cœur du débat public et universitaire, loin des postures idéologiques.

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    L’empire des routes de la soie : comment la Chine bâtit sa puissance

    Les nouvelles routes de la soie sont-elles un levier de coopération internationale ou une stratégie d’assujettissement économique ?

    Dans un monde où les routes de l’influence se déplacent, la Chine a pris une longueur d’avance. En Afrique, Pékin multiplie les projets d’infrastructures, accroît sa présence dans les ports, investit dans l’énergie et les technologies, tissant peu à peu un réseau de dépendances durables. Derrière l’argument de la coopération gagnant-gagnant, les rapports de force se révèlent, tandis que l’Europe s’enlise dans des promesses non tenues.

    Comment définir les nouvelles routes de la soie aujourd’hui, dix ans après leur lancement ?

    Au lancement, en 2013, la définition était assez simple : améliorer les chaînes logistiques, les infrastructures de transport, et favoriser la connectivité mondiale. Mais aujourd’hui, ce cadre est devenu bien plus vaste. Le projet s’est élargi à des domaines comme la santé, l’éducation, le numérique ou encore l’écologie. On parle désormais de routes de la soie digitale, verte, éducative…

    Ce n’est donc plus seulement une série de corridors commerciaux terrestres et maritimes. C’est une stratégie globale, qui vise à faciliter l’expansion des entreprises chinoises, à sécuriser les approvisionnements énergétiques, mais aussi à étendre l’influence chinoise sur la scène mondiale.

    L’Afrique est-elle aujourd’hui cantonnée à son rôle traditionnel de fournisseur de matières premières dans ce projet ?

    La question des matières premières est bien réelle, mais il ne faut pas réduire la présence chinoise à une logique extractive. Ce qui est en train de se passer, c’est une transformation des économies africaines à l’échelle régionale. On observe cela très concrètement en Afrique de l’Est, qui a progressé plus vite que l’Ouest.

    Les investissements chinois — barrages, infrastructures, routes — répondent à des besoins structurels : fournir de l’électricité aux usines, faciliter l’accès aux ports, créer de l’emploi local. Le but n’est pas forcément d’intégrer l’Afrique dans la mondialisation au sens classique, mais d’en renforcer l’ancrage économique régional. C’est sur le temps long que ces investissements porteront leurs fruits.

    Faut-il voir la stratégie chinoise sur les ports africains comme un moyen d’influence politique ou de pression ?

    Les ports ont toujours été centraux dans la stratégie maritime chinoise. Ils remplissent plusieurs fonctions : logistique, commerciale, diplomatique… Dans certains cas, la Chine finance, construit, puis opère les ports. Parfois, elle gère les trois étapes. C’est ce que j’appelle le “paquet” chinois : financement, construction, exploitation. Peu d’acteurs peuvent rivaliser avec cette approche intégrée.

    Est-ce un levier de pression politique ? Aujourd’hui, ce n’est pas évident. La Chine ne semble pas exercer de pression directe via ces infrastructures. Elle répond à des besoins exprimés par les États. Mais à l’horizon 2030 ou 2040, à mesure que les économies africaines gagneront en influence, ces ports pourraient devenir des instruments de projection stratégique. Pour le moment, on constate surtout une implantation massive et structurée dans des zones clés comme le golfe de Guinée, l’Afrique de l’Est, ou encore le Maghreb.

    Peut-on comparer cette présence à une nouvelle forme de colonialisme, comme certains l’affirment ?

    C’est une comparaison très fréquente en Occident, mais elle traduit surtout une forme d’impuissance face à l’incapacité à proposer une alternative crédible. Parler de colonisation chinoise, c’est ignorer les dynamiques réelles des relations sino-africaines. La Chine ne s’impose pas par la violence, elle ne nie pas la citoyenneté, elle ne met pas en place d’administration coloniale. Elle travaille dans le cadre de relations bilatérales ou régionales, sur des demandes formulées par les gouvernements africains eux-mêmes.

    Ce que l’on appelle “gagnant-gagnant” ne signifie pas égalité parfaite. Cela veut simplement dire que chaque partie obtient ce qu’elle recherche : la Chine s’implante économiquement, les pays africains reçoivent des infrastructures qu’ils n’auraient pas pu financer seuls. Il faut arrêter de comparer un pays africain comme le Bénin ou la Zambie avec la Chine, première puissance économique mondiale. Mais la relation reste, pour beaucoup de pays africains, positive.

    Quelle réponse les pays européens ont-ils tenté d’apporter, notamment avec le Global Gateway ?

    Le projet Global Gateway, lancé par la Commission européenne, se voulait une réponse à l’initiative chinoise. Mais pour l’instant, il reste largement au stade de la communication. Les routes de la soie sont là depuis plus de dix ans, elles se sont implantées durablement. L’Europe arrive tard.

    Sur le terrain, le différentiel est frappant. Au Sénégal, par exemple, les entreprises françaises étaient omniprésentes ; aujourd’hui, on parle d’une “vague rouge” qui a tout balayé. L’Europe veut miser sur le développement durable, mais la Chine est déjà présente sur ces thématiques : elle est leader en photovoltaïque, elle construit des barrages, développe des lignes ferroviaires. Ce sont aussi des infrastructures vertes. À l’heure actuelle, aucun projet d’envergure porté par Global Gateway n’a vu le jour.

    Certains pays africains manifestent-ils des inquiétudes face à cette présence grandissante, notamment sur la question de la dette ?

    Il faut relativiser. Oui, il y a des pays en situation de dépendance vis-à-vis de la dette chinoise, mais cela concerne peut-être sept ou huit États dans le monde. D’autres bailleurs internationaux, comme la Banque mondiale ou certains États occidentaux, ont des niveaux d’exposition comparables, voire supérieurs, dans certains pays.

    La Chine, quant à elle, privilégie la négociation bilatérale. Lors de la récente crise de la dette en Zambie, Pékin a demandé aux bailleurs occidentaux de s’asseoir à la table. Ils ont refusé. Cela montre qu’il y a un rapport de force. La Zambie a préféré négocier seule avec la Chine.

    Il y a aussi des spécificités dans les contrats chinois : des clauses croisées, parfois inhabituelles dans le droit contractuel occidental. Si un pays fait défaut sur une dette à un autre bailleur, il pourrait être contraint de rembourser immédiatement ses dettes envers la Chine. C’est un point de vigilance, mais cela ne signifie pas une perte automatique de souveraineté.

    Cette implantation économique pourrait-elle se transformer, à terme, en présence militaire plus marquée ?

    C’est une hypothèse réaliste. La Chine est une puissance globale, elle doit sécuriser ses investissements et ses approvisionnements. La première base militaire chinoise à Djibouti a marqué un tournant.

    Demain, Pékin pourrait justifier d’autres implantations, par exemple dans le golfe de Guinée, en invoquant la lutte contre la piraterie ou la protection des navires de pêche. Cela s’inscrit dans une logique classique de puissance. La militarisation n’est pas forcément une menace en soi, mais elle fait partie d’une stratégie plus large.

    Propos receuillis par Corentin Lescot, Elsa Delain, Paul Chambellant et Gabriel Chuepo

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