Le moralisme et l’hygiénisme conduisent toujours au totalitarisme
Les politiques de censure des droites populistes, comme celles de Viktor Orban, Premier ministre hongrois, ou le PIS (Parti et Justice, extrême-droite) en Pologne, sont-elles comparables aux appels de la gauche à censurer Tintin, Picasso ou Christophe Colomb ?
Il y a d’incontestables points communs sur les moyens utilisés, puisque l’objectif des deux côtés consiste à supprimer la figure contradictoire selon une base de référence idéologique ou politique. Néanmoins, la fin est différente. En Pologne, en Hongrie et en Russie, la censure renforce l’État, tandis qu’à gauche, elle vise à déconstruire les structures sociales et politiques.
La censure de Russia Today se justifie-t-elle par l’interdiction de nos journaux ailleurs ? La liberté d’opinion repose-t-elle sur une réciprocité ?
La censure de Russia Today, imposée par la Commission européenne en février 2022, dépasse ses prérogatives. Lutter contre des régimes autoritaires en utilisant leurs méthodes est problématique. La censure repose sur une vision manichéenne qui ne s’applique pas à nos démocraties libérales. Déclarer Russia Today comme le mal absolu n’est pas réaliste et ne devrait pas guider l’action publique. Le moralisme et l’hygiénisme conduisent toujours au totalitarisme. Si on revient aux droites nationalistes, la censure se fait au nom d’une morale. Par exemple, Orban agit beaucoup contre les personnes homosexuelles au nom d’une morale religieuse. Il en est de même à gauche. Il suffit d’ouvrir le dernier livre de Jean-Luc Mélenchon (Faites mieux ! 2023) qui nous parle de morale. Revenir à une censure fondée sur la réciprocité indiquerait une régression démocratique vers des systèmes plus autoritaires.
Pour rester sur le cas de la Russie, l’invasion de l’Ukraine justifie-t-elle de déprogrammer des artistes russes ? Apprécier des auteurs russes équivaut-il à soutenir le régime ?
Je pense que pour voir la main de Vladimir Poutine derrière Tolstoï ou Dostoïevski, il faut vraiment avoir beaucoup d’imagination. Les conflits armés, comme celui qui se passe en Ukraine, sont souvent le résultat de nos erreurs. Censurer des cours universitaires à cause de l’invasion de l’Ukraine est absurde. De même, la Fédération féline internationale a banni les chats russes des compétitions, et la maire de Paris a décidé de ne pas recevoir les athlètes russes. Ces actions mènent à l’enfermement et à une communication limitée entre les nations et les cultures, créant des rapports de blocs.
Dans le prolongement de cette réflexion sur la séparation entre art, politique et censure, il semble important de se pencher sur la question plus large de la légitimité de qui détient le pouvoir de décider ce qui doit ou non être censuré. Vous avez évoqué en début d’entretien le rôle du Parlement européen.
Ce n’est pas au Parlement européen de prendre l’initiative de la censure, comme l’a été décidé pour Russia Today, car toute restriction de la liberté de manière générale ne devrait venir que du peuple, même si cela traduit une régression de nos sociétés. Cependant, je distingue bien la censure, des limites de la liberté d’expression qui consiste à protéger le respect et la dignité des personnes.
En parlant de la liberté d'expression, l’animateur Guillaume Meurice a fait récemment polémique pour une blague sur le Premier ministre israélien. Certains ont alors crié à la censure et d’autres à un outrepassement de la liberté d’expression. Peut-on préserver l'humour du politique et l'affaire Dieudonné était-il un précurseur de la censure ?
L’affaire Dieudonné, qui remonte maintenant à plusieurs années, n’était pas une affaire de censure. Il s’inscrivait dans le cadre normatif de la liberté d’expression qui interdit l’insulte et la diffamation. Les propos de Dieudonné n’étaient pas politiques mais antisémites. En ce qui concerne Guillaume Meurice et l’humour politique, Oscar Wilde disait qu’il n’y a pas d’ouvrage moral ou immoral, il n’y a que des ouvrages bien ou mal écrits. L’humour n’est jamais que la forme qu’on utilise pour faire passer un message fin, drôle et non-insultant. Cependant un humour grossier, vulgaire et insultant doit être sanctionné, quand bien même il se prétend humoristique. La différence principale entre Dieudonné et Meurice est que ce dernier officie sur France Inter, média qui est payé par l’impôt du contribuable. Ce qui soumet ce chroniqueur à des obligations très particulières, auxquelles Dieudonné n’était pas soumis.
Ce débat sur la liberté d'expression soulève également une autre question : celle de l'autocensure des citoyens dans une société de plus en plus polarisée et partisane. Est-ce qu'on ne constate pas une autocensure des citoyens par peur de se faire étiqueter ?
C’est le grand paradoxe de notre temps. Les gens ne vont plus voter, mais ont des idées sur tout, pour tous, en tout lieu et en tout temps. Ce phénomène est parfaitement accentué par les réseaux sociaux qui sont des espaces inédits dans lesquels la parole d’un spécialiste et d’un amateur est égale sur le même sujet. Cette polarisation s’explique aussi par les différentes crises économique, sociale, morale et politique que nous traversons.
Cette polarisation n’incombe pas uniquement aux extrêmes et les gouvernements en place savent en jouer. Dans les équipes de communication du gouvernement Macron, on appelle ça des « arcs électifs », c’est-à-dire le fait d’imposer deux choix et obliger les citoyens à se prononcer comme cela a été le cas avec la Russie récemment. Soit on est pour la paix (pour le droit et donc pour l’Ukraine), soit on est presque fascistes, pour la Russie. Or, la réalité est toujours plus nuancée. Il en va de même pour le conflit entre Israël et la Palestine. J’insiste sur le fait que cette autocensure est le fait de tout le corps social et de toutes les classes politiques. Concernant l’autocensure des citoyens, je la vois de deux sortes : une majorité silencieuse et des groupes radicaux. En effet, nous avons du mal à appréhender cette notion de majorité silencieuse. Pourtant, il y a des citoyens qui s’interdisent d’exprimer leurs idées et on le constate dans le débat public.
Dans ce contexte de polarisation et d'autocensure, comment peut-on alors préserver la liberté d'opinion face à des lois limitant l'expression, comme on l’a vu récemment en Écosse ou au Canada ? Ou est-ce un combat perdu ?
J’ai deux convictions. La première est que nous vivons une période de décadence, c’est-à-dire une régression en tout domaine. La deuxième est que les lois doivent se durcir à mesure que les mœurs s’affaiblissent, comme le disait De Persigny (homme politique du XIXe siècle). Je crois qu’on doit commencer par une chose très simple : rappeler l’État de droit, notamment en matière de liberté d’expression. Maintenant, nous faisons face à une attaque du modèle démocratique et républicain, notamment par les forces de gauche et de droite extrême qui défendent un totalitarisme comme un autre. Il ne faut pas avoir la voix chancelante pour le dire ni la main qui tremble pour l’écrire. Alors que notre modèle démocratique est menacé par des forces extrêmes, il est temps de défendre sans hésitation nos valeurs. La démocratie libérale ne peut pas se permettre d’être passive ; elle doit se battre pour sa survie au risque de déboucher sur une démocratie illibérale.