Climat et migration : des exodes inéluctables que même l’Europe ne pourra éviter

Est-ce qu’une crise migratoire est une fatalité au vu de la crise environnementale ?

L'enjeu

Quels sont les principaux impacts du changement climatique sur les mouvements migratoires mondiaux, et comment l'Europe peut-elle anticiper et gérer ces exodes inévitables de manière efficace et humaine ?

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L'intervenant

Catherine Wihtol de Wenden est directrice de recherche émérite au CNRS. Docteur en science politique (Sciences Po), elle est une spécialiste des migrations internationales et politiques migratoires. Elle a été consultante auprès de l'OCDE, du Conseil de l'Europe, de la Commission européenne et « expert externe » auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

Les migrations climatiques mondiales, favorisées par la montée des eaux, les sécheresses et les crises politiques locales, menacent de déstabiliser des régions déjà fragiles. En Europe, ce phénomène soulève des enjeux cruciaux : comment intégrer ces flux tout en respectant l'espace Schengen, assurer une protection humaine des déplacés et prévenir les tensions socio-politiques croissantes. Face à l’urgence climatique, la communauté internationale doit repenser ses politiques pour une réponse solidaire et durable.

La migration climatique n’est pas un futur lointain : c’est un problème d’aujourd’hui que le monde refuse d’affronter

Faut-il s’attendre à une immigration de masse avec le dérèglement des écosystèmes locaux ou plutôt à des relocalisations régionales ?

Une immigration de masse et des relocalisations régionales sont possibles, tout dépend des régions du monde. À l’échelle mondiale, la géographie des risques naturels montre de fortes disparités Nord-Sud, surtout parce que les sociétés des pays en voie de développement sont globalement plus vulnérables et parce que les moyens de prévention et la capacité de réponse en cas de catastrophe sont moins importants comparés aux pays à revenus élevés. Il faut être relativement prudent également, car le réchauffement climatique aura surtout des conséquences dans les pays où ont lieu ces catastrophes, puisque la plupart des déplacés environnementaux sont des déplacés internes dans leur propre pays.

Ces pays, qui sont souvent parmi les plus pauvres et qui n’ont aucun moyen de traiter la question, se voient frappés par des crises ethniques et politiques. La crise du Darfour en est un exemple : elle a commencé par un conflit motivé par l’accès à la terre entre une population arabe et une population subsaharienne ; s’en est suivi une crise ethnique, puis une guerre civile. Une partie des populations est partie vers le Tchad ou vers l’Égypte, mais cela n’a pas produit de déplacements de populations massifs hors de la région.

Pour l’instant, les régions les plus menacées sont celles qui sont voisines de ces catastrophes ou de ces crises, comme les pays du Sahel ou du Maghreb. Ils peuvent être affectés par les conséquences des déplacements environnementaux créant des réfugiés climatiques, puisque ces derniers sont partiellement touchés par les dérèglements planétaires. Il ne faut pas non plus oublier une autre réalité : celle des moyens financiers pour partir. Les plus pauvres restent chez eux ou migrent vers des lieux limitrophes, par manque de moyens. 

Comment la communauté internationale traite-t-elle cette migration ? 

Le problème central de cette migration internationale est l’absence de statut pour ces personnes déplacées. Elles n’obtiennent alors pas l’asile, dans la plupart des cas. Nous pensons que c’est le sujet de demain, mais il est en réalité à prendre en compte dès aujourd’hui au vu du grand nombre de déplacés. En raison de cette approche approximative, la communauté internationale peine à trouver un statut pour les déplacés environnementaux. Au-delà des tentatives de sensibilisation et consensus portées durant plusieurs années, notamment par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), la communauté internationale tend à suivre la position du GIEC, celle de considérer ces déplacements comme des migrations régionales. 

Il est donc difficile de trouver un statut identique et universel pour tous, comme celui de la convention de Genève sur la demande d’asile, étant donné la diversité des catastrophes, des régions et des politiques nationales. La convention de Genève ne sera pas non plus élargie car le Haut-Commissariat des Nations Unies considère que ce ne sont pas des individus persécutés ; ils n’entreront donc pas dans la catégorie de « réfugié ». Ce problème de lenteur des institutions internationales a été soulevé en 2018 lors du pacte de Marrakech. Aucune avancée depuis, car cela arrange tout de même de dire que chaque région doit se « débrouiller », retardant l’idée d’un statut universel. 

En prenant l’exemple des pays du Maghreb et du Moyen-Orient, ces derniers disposent-ils de moyens pour lutter contre la crise environnementale ?

Ces pays rencontrent une problématique, celle de la migration de transit par des individus qui ne savent plus s’ils doivent repartir chez eux, rester sur place ou essayer d’aller plus loin. Ce phénomène concerne déjà les pays du Maghreb : beaucoup sont souvent chassés de chez eux parce que non seulement la situation politique est parfois instable et qu’il n’y a pas de perspective d’emplois pour les jeunes, mais aussi parce que la question climatique rend l’agriculture très aléatoire. Pour l’instant ces pays n’ont pas de solution pour les déplacés environnementaux, car il n’y a pas de politique migratoire et de statut particulier pour ces individus. Ils tolèrent plutôt une immigration disons temporaire, mais qui n’est pas considérée comme l’ensemble de la population. Ces migrants sont alors notamment dépourvus de droits. Les moyens sont donc très limités, d’autant plus que ces pays ont affaire à une migration temporaire et non d’installation, ne permettant pas l’émergence de droits et de statuts pérennes. 

Comment l'Union européenne peut-elle gérer les flux migratoires mêlant migrants économiques et déplacés environnementaux, tout en préservant l'espace Schengen et en répondant à ses besoins de main-d'œuvre ?

Il existe une migration du sud vers le nord car, déjà par le passé, beaucoup de migrations de pays du sud de l’Europe vers le nord, ont eu lieu pour aller travailler. Elles se poursuivront avec l’ouverture du débat sur l’entrée des Balkans dans l’Union européenne (UE). A ce stade, cela ne concerne pas seulement les questions environnementales, mais nous nous attendons à une migration croissante, liée au besoin de main d’œuvre et à la recherche d’emploi des populations de l’est, qui se dirigent vers l’ouest, pour l’essentiel. Ainsi, dès lors que l’on prévoit des déplacements internes de plus en plus conséquents, Frontex, l’agence européenne chargée de la protection des frontières extérieures de l’UE, sera débordée. Au délà de ça, cela pourrait remettre en question l’espace Schengen dans la mesure où son principe repose sur la libre circulation des personnes à l’intérieur de ses frontières, sans contrôle systématique. Si la gestion des flux migratoires devient trop difficile, certains pays pourraient être tentés de réintroduire des contrôles aux frontières internes pour limiter l’afflux de migrants, ce qui affaiblirait le cadre de Schengen et mettrait en danger la coopération européenne.

Comment l'Union européenne peut-elle concilier la sécurisation de ses frontières avec le respect des droits humains, tout en gérant efficacement les flux migratoires et en évitant la montée des extrémismes politiques ?

Il y a d’une part, le renforcement permanent de la politique de sécurisation des frontières, concrétisé par le budget de Frontex, qui se monte aujourd’hui à 870 millions d’euros (depuis sa création, le budget de Frontex est passé de 6 à 870 millions entre 2005 et 2023), un budget très conséquent depuis sa création en 2004 sans aucun bilan coût-résultat véritable. Le directeur de Frontex, Fabrice Leggeri, a d’ailleurs été remercié par la Commission européenne parce qu’il avait pratiqué des push-backs, pratiques qui consistent à repousser les migrants au large de la Grèce, occasionnant des morts. Monsieur Leggeri a été numéro trois sur la liste du Rassemblement national pour les élections européennes 2024. Cela donne une idée du rôle de Frontex aujourd’hui. Par la suite, l’Union européenne a décidé d’obtenir des partenariats avec les pays d’origine. Le partenaire privilégié, par exemple pour lutter contre les arrivées sur la rive sud de la Méditerranée, que l’on appelle le containment, serait la Libye. L’inquiétude est présente, étant donné le rapport du Conseil des droits de l’homme des Nations-Unies en 2007 sur la reconnaissance de l’enfer lybien. Avec en plus le drame de ceux qui traversent la Méditerranée : le nombre annuel de décès et de disparitions de migrants dans toute la Méditerranée est passé de 2 048 en 2021 à 2 411 en 2022 et à 3 041 fin 2023.

La frontiérisation de l’Europe est dès lors devenue un réel sujet, car elle se fait par des accords d’externalisation de la frontière conclus entre l’Europe et ses voisins de la rive Sud, moyennant paiements, cadeaux ou infrastructures. Il faut prendre en compte aussi les pays du sud de l’Europe comme l’Italie, la Grèce, qui sont des « hotspots ». Ces centres de tri répartissent les individus qui ont des profils de demandeurs d’asile ou plutôt de travailleurs, lesquels sont parfois renvoyés directement dans leur pays d’origine ou dans un pays de transit. Le Pacte européen sur l’immigration et l’asile, adopté en mai 2024, n’a rien changé au système du « one stop one shop ». Cela veut dire que les demandeurs d’asile doivent être examinés dans le premier pays de l’Union dans lequel ils mettent le pied. Ce système n’arrange personne, et fait alors monter l’extrême droite dans ces pays, tels que l’Italie : des dirigeants comme Matteo Salvini et Giorgia Meloni arrivent alors au pouvoir. En conséquence, l’Europe se protège derrière les nations qui sont devenues des frontières de tête.

Comment les politiques nationales contribuent-elles à l'abandon des pays du Sud et à une gestion fragmentée des migrants ?

Au cœur de ces débats, un autre sujet alarmant concerne les sauvetages en mer car Frontex ne protège pas en mer, les personnes en détresse. Aujourd’hui, cette organisation est surtout une agence de contrôle. Ce sont des délégations, non de l’Union européenne, mais des agences ou ONG comme SOS Méditerranée qui ont pour charge le sauvetage, dans une relative illégitimité, parce que très souvent, elles n’ont pas le droit d’accoster dans les pays du sud de l’Europe. 

Giorgia Meloni a, par exemple, rendu très difficile l’accostage des bateaux d’Océan Viking parce qu’elle ne veut plus qu’ils arrivent dans le sud de l’Italie. Aussi ont-ils occasionné des opérations très coûteuses ; ainsi, il n’y a plus vraiment de sauvetage officiel par l’Europe. Ce phénomène de dissuasion et d’externalisation des responsabilités migratoires est masqué dans tout un ensemble, ce qui entraîne une mauvaise gestion de la situation géopolitique et géoéconomique de ces pays.

Au vu de la complexité de la situation actuelle en Europe et de la gestion des migrants, il faudrait s’appuyer sur une sorte de jurisprudence qui permette d’obtenir gain de cause pour les déplacés environnementaux. On ne peut pas dire pour l’instant qu’il existe un véritable résultat en la matière ; certains ont obtenu des statuts tout en étant victimes du réchauffement climatique mais sous le couvert de réfugiés. Par exemple, l’OFPRA n’accepte pas ce statut et pense encore que les individus leur « racontent des histoires », lesquelles ne correspondant pas au mandat de la Convention de Genève. En plus de cela, la couverture médiatique est assez faible, et davantage encore dans les pays du Sahel qui n’ont quasiment aucun traitement ni médiatisation sur les phénomènes de sécheresse qui y sévissent.

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