La Chine, malgré la distance qui la sépare de cet océan clé, cherche à l’inclure dans sa sphère d’influence. Dès 1981, Deng Xiaoping, alors leader de la République Populaire de Chine (RPC), fonde l’Administration Chinoise pour l’Arctique et l’Antarctique, puis l’Institut Chinois de Recherche Polaire en 1989. Les intentions chinoises en Arctique sont alors presque exclusivement scientifiques et un programme officiel de recherches est publié en 1989.
Cependant, depuis la publication en 2018 d’un livre blanc par le Conseil des affaires de l’Etat de la RPC, les ambitions chinoises en Arctique ont drastiquement évolué. Selon Matti Paranen, chercheur à l’Institute for Security and Development Policy et Sanna Kopra, enseignante-chercheuse à l’Université de Laponie, le Parti Communiste Chinois fait entrer l’Arctique dans sa stratégie de « sécurité nationale totale ». Pour Pékin, le concept de sécurité dépasse la sphère politique et militaire, et concerne un ensemble plus large d’enjeux comme l’économie, l’environnement, les ressources naturelles ou la culture. Ainsi, l’Arctique et ses nouveaux enjeux « représentent la direction principale dans laquelle nos intérêts nationaux se déploient » selon les chercheurs de l’Université Nationale de Défense de Chine.
La stratégie chinoise en Arctique est donc multi-sectorielle, mais son intérêt premier est le développement économique potentiellement offert par la fonte des glaces. Par exemple, le projet de « Route de la Soie Polaire », présenté par la Chine en 2018, vise l’exploitation des ressources naturelles de l’Océan Arctique, le développement de nouvelles routes commerciales et l’investissement dans des infrastructures dans le cercle arctique.
En termes de ressources naturelles, outre la pêche, ce sont surtout les réserves de pétrole et de gaz (très limitées en Chine au vu de la demande domestique) qui intéressent les dirigeants du PCC. Elles représentent respectivement 13% et 30% des ressources inexploitées et même si elle ne peut prétendre à aucune souveraineté dans l’Arctique, la RPC s’appuie sur la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer pour y garantir son accès. La Chine souhaite également développer en Arctique le réseau de la « Belt & Road Initiative » (BRI), afin d’amoindrir les coûts de ses exportations vers l’Europe. Pour cela, elle multiplie les investissements dans les territoires frontaliers, où elle développe des projets d’exploitation de ressources comme le champ gazier russe de Yamal LNG et la mine d’uranium groenlandaise de Kuannersuit, ainsi que des infrastructures autour du « passage du Nord-Est » comme des ports et des voies ferrées.
Cette posture de partie prenante dans les affaires de l’Arctique permet à la Chine d’accroître son influence politique et diplomatique d’une région dont elle s’est autoproclamée « proche » dans le livre blanc de 2018. Via son partenariat « sans-limite » avec Moscou et un discours critique de la stratégie occidentale, Pékin désire peser sur la fabrication des normes internationales encore peu développées à propos de l’Océan Arctique.
Du fait de son absence de souveraineté dans le cercle arctique, la Chine dépend de ses partenariats pour y exercer son influence. Des huit Etats dits « Arctiques », la Russie est l’option préférée par Pékin. Initialement opposée à la présence chinoise dans sa propre sphère d’influence, Moscou a dû s’y résoudre au vu des percées technologiques chinoises et de la coûteuse prolongation de la guerre en Ukraine. Cette position de force a notamment permis à la compagnie maritime Hainan Yangpu de négocier une joint-venture avec Rosatom, géant russe de l’énergie qui opère des brise-glaces nucléaires, en vue du renforcement de la flotte chinoise en Arctique.
La Chine se positionne également en championne du Sud global contre la posture conservatrice des pays occidentaux dans l’Arctique, résumée par le général Hastings Ismay, premier secrétaire-général de l’OTAN : « Gardez les Chinois en dehors, les Américains à l’intérieur et les Russes affaiblis ». Cette stratégie permet à la Chine de fédérer les pays exclus des instances de décisions afin de mener à bien son importante campagne de lobbying à l’Assemblée générale de l’ONU, et au Conseil de l’Arctique, dont elle a obtenu le statut d’observateur en 2013. Le boycott de ce dernier par les Occidentaux suite à l’invasion russe de l’Ukraine a d’ailleurs été l’occasion pour la Chine de demander l’internationalisation de la structure de gouvernance de l’Arctique.
Par ailleurs, la nouvelle place occupée par la Chine dans le développement et la gouvernance de l’Arctique lui permet de devenir une puissance scientifique de la région, par le biais de coopérations avec les pays arctiques et d’investissements massifs dans l’innovation. Pékin a en effet développé sa diplomatie scientifique en Arctique, en installant des laboratoires en Norvège (2004) et en Islande (2013) et en fondant le Centre de Recherches Arctiques Chine-Nordiques basé à Shanghai. Avec l’aide de Moscou, la Chine développe également un ensemble de technologies susceptibles de servir à la compréhension scientifique de l’Arctique, comme des satellites, et des véhicules sous-marins sans équipage. Toutefois, sous leur apparence pacifique, ces technologies soulèvent des craintes quant à leur possible double-emploi scientifique et militaire, une technique préconisée par le manuel de stratégie militaire publié par le PCC en 2020. Ainsi, les radars et satellites utilisés pour l’océanographie pourraient servir à collecter du renseignement et à neutraliser des sous-marins, et les brise-glaces servant aux expéditions scientifiques pourraient constituer des bases logistiques en cas de conflit. Par ailleurs, l’introduction de ces technologies à double usage en Arctique pourrait participer à la généralisation des expérimentations militaires dans la région. Des exercices navals ont déjà été menés par les armées russes et chinoises, et l’éventuel déploiement de sous-marins nucléaires dans une zone encore peu surveillée et proche des capitales occidentales est d’ores et déjà étudié.