Historiquement, la Libye est une terre d’immigration pour des populations venant du Sahara, en raison de sa position géographique qui en fait un carrefour entre l’Afrique de l’Ouest et le Maghreb. Dans les années 1990, le dictateur et dirigeant libyen Mouammar Kadhafi avait encouragé l’immigration de travail, principalement attiré par les ressources pétrolières, synonymes d’opportunités économiques. Cette situation servait de levier d’influence pour Kadhafi auprès des autres leaders africains, en présentant sa politique d’ouverture des frontières comme faisant partie d’un vaste projet panafricain. Néanmoins, le dictateur libyen n’hésitait pas à instrumentaliser ces mêmes flux migratoires auprès des dirigeants européens. Cette tactique lui permettait d’obtenir des aides destinées à retenir ces migrants hors d’Europe, aides dont il se servait en réalité pour se maintenir au pouvoir.
À la chute du dictateur, les conditions des migrants se sont détériorées et le pays a été divisé en deux entre les troupes du “gouvernement d’unité nationale” (GUN), reconnues par les Nations Unies et basées à Tripoli, et celles du “gouvernement de stabilité nationale” (GSN), dirigées par le maréchal Haftar et basées à Benghazi. À l’heure actuelle, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), environ 858 000 migrants seraient présents sur le territoire libyen, certains détenus dans des centres de rétention où les vols, le travail forcé et les maltraitances physiques et sexuelles sont la norme, des pratiques malheureusement communes aux deux camps.
C’est dans ce contexte que la Russie renforce sa présence militaire en Libye, après avoir perdu son allié syrien Bachar Al-Assad en décembre 2024. Moscou apporte son soutien militaire aux troupes du maréchal Haftar et à son fils, promis à lui succéder. Une enquête du journal britannique The Telegraph, publiée en mars 2025, a révélé que Jan Marsalek, ancien homme d’affaires autrichien en fuite pour une affaire de fraude de 2 milliards de dollars et devenu agent de renseignement russe, prévoit de prendre la tête d’une armée de mercenaires en Libye. Conçue sur le modèle du groupe Wagner (devenu Afrika Corps dans les pays du Sahel) et composée d’environ 15 000 hommes, cette armée a pour objectif de contrôler les flux migratoires dans la région Est du pays.
Si une partie de ces migrants provient du Moyen-Orient (Irak, Syrie…) ou d’Asie (Bangladesh, Sri Lanka…), une part importante vient des pays du Sahel, dont les gouvernements putschistes sont activement soutenus par Moscou. La prédation économique et la répression militaire qui y sévissent augmentent le nombre de candidats à l’émigration, potentiellement vers l’Europe.
Sur le plan concret, l’objectif de la Russie est de reproduire ce qu’elle avait fait durant la guerre civile syrienne en 2021, provoquant un afflux indirect de migrants via son allié biélorusse. Le régime du président Alexandre Loukachenko avait alors acheminé des milliers de migrants, venus principalement d’Afrique et du Moyen-Orient, vers ses frontières avec la Pologne, la Lituanie et la Lettonie. Cette crise migratoire avait provoqué la mort de 12 personnes, en raison de l’usage de la force par les gardes-frontières ou des conditions climatiques particulièrement difficiles. L’augmentation des vols ces derniers mois entre Benghazi et Minsk fait craindre à la Commission européenne la reproduction de ce phénomène, et une enquête a été ouverte durant l’été.
En réponse, le 8 juillet 2025, une délégation de ministres et de fonctionnaires européens menée par le commissaire européen chargé des Migrations, Magnus Brunner, venue discuter de la récente augmentation des départs de migrants clandestins de la Libye vers l’Europe, s’est vu refuser l’entrée à l’aéroport de Benghazi, contrôlé par les troupes de Haftar, et a été déclarée “persona non grata”.
Le symbole est fort et démontre une certaine incapacité de l’Union européenne à lutter contre ce pan de la guerre hybride russe, tout en restant fidèle à ses principes en matière de respect des droits de l’homme et de l’État de droit. De 2015 à 2022, Bruxelles a versé près de 700 millions d’euros d’aide à la Libye pour bâtir une flotte de garde-côtes et renforcer sa coopération avec Frontex, l’agence en charge de la protection des frontières européennes, au mépris des droits humains, puisque les migrants interceptés sont systématiquement renvoyés en Libye dans des centres de détention. Cette stratégie européenne a une efficacité incertaine, car elle n’a pas empêché la Libye de redevenir, en juin 2025, le premier pays de départ des migrants vers l’Europe, notamment ceux d’origine sahélienne, fuyant l’hostilité croissante des populations maghrébines locales.
Ces derniers mois, le gouvernement libyen a multiplié les campagnes d’arrestations massives et suspendu les subventions de dix ONG venant en aide aux migrants. Un cercle vicieux de la misère qui ne fait que renforcer la mainmise de Vladimir Poutine sur le continent africain.