« Depuis février 2024, l’appellation “Tibet” (…) a été substituée par “Monde himalayen” ou “Art tibétain” », souligne le texte transmis à l’administration. Les associations estiment que cette modification vise à « semer la confusion sur le particularisme culturel tibétain » et traduit une volonté politique d’effacer l’existence du Tibet. Cette affaire s’inscrit dans l’histoire des tensions entre la Chine et le Tibet, devenu depuis les années 1950 la Région autonome du Tibet sous contrôle chinois. Depuis cette époque, une partie des Tibétains est en exil à travers le monde et milite pour la reconnaissance des tentatives d’effacement de la culture et de l’identité tibétaine. Depuis quelques années, Pékin privilégie dans ses communications étrangères l’appellation « région autonome du Xizang » plutôt que « région autonome du Tibet », occultant ainsi la spécificité historique et culturelle de cette région. L’occupant chinois est également accusé de violences à l’égard du peuple tibétain comme en 2024 lorsque des manifestants tibétains ont été réprimés et arrêtés. Ainsi, l’affaire du musée Guimet fait ressurgir dans la capitale française ce conflit tibéto-chinois : ce centre d’art majeur de Paris est accusé de faire le jeu de la République populaire de Chine au détriment de la culture tibétaine.
En France, la polémique a éclaté durant l’été 2024 après la publication d’une tribune signée par une trentaine de chercheurs. Ceux-ci accusent le musée Guimet, mais aussi celui du Quai Branly, de « courber l’échine » devant la Chine en effaçant le mot Tibet, et de se plier à ses « desiderata (…) en matière de réécriture de l’histoire ». Défendues par les avocats Lily Ravon et William Bourdon, quatre associations françaises de soutien aux Tibétains ont mis en demeure le musée Guimet de revenir sur sa décision, avant de saisir la justice administrative.
Selon leur recours, il s’agit d’un « excès de pouvoir » matérialisé par une lettre du 5 mai 2025 dans laquelle le musée refusait de retirer les expressions « monde himalayen » et « art tibétain » de ses cartels et supports numériques. Pour les requérants, ces termes ne reposent sur « aucune logique scientifique ni historique » et contreviennent à la mission même de l’établissement, qui consiste à « favoriser la connaissance des collections » et à contribuer à l’éducation, la formation et la recherche.
Les associations dénoncent également la proximité de plusieurs membres de la direction du musée avec le pouvoir chinois : « Alors que quatre des cinq administrateurs du musée sont notoirement proches de Pékin, il est difficile de ne pas voir un sous-jacent politique et un choix délibéré de se plier au lobbying chinois relayé complaisamment en France », estiment maîtres Ravon et Bourdon. Parmi les membres du conseil d’administration du musée, figure Jean-Pierre Raffarin, ex-Premier Ministre, « vieil ami du peuple chinois » selon les dires du président Xi Jinping, et titulaire de la médaille de l’Amitié délivrée par l’État chinois en 2019. Les représentants juridiques des associations de défense de la culture tibétaine demandent désormais à la justice d’enjoindre au musée de rétablir officiellement le terme « Tibet » dans ses salles d’exposition, sur ses cartels et dans ses brochures.
En soutien à cette lutte judiciaire, les exilés tibétains de Paris ont manifesté dans les rues pour dénoncer le danger que représentait cette décision du musée pour leur culture et leur identité. Les chercheurs et chercheuses se mobilisent aussi pour défendre la place du Tibet qu’ils considèrent menacée au sein du musée. Ainsi, l’ethnologue et tibétologue Katia Buffetrille a annoncé avoir modifié son testament, refusant de léguer ses 100 000 clichés sur le Tibet. Pour elle, les visiteurs du musée ne percevaient pas l’importance de ces changements de nom. Elle affirme : « Lorsque vous voyez qu’à côté d’un masque par exemple, il est noté ‘monde himalayen, art tibétain’, ça ne veut strictement rien dire. On ne comprend pas d’où ça vient. C’est ça la politique chinoise. On fait disparaître le terme Tibet ».
Le musée Guimet rejette catégoriquement ces accusations. Dans une déclaration transmise à l’AFP (Agence France Presse), il affirme ne chercher « ni à invisibiliser une culture, ni à nier l’identité tibétaine ». Il assure que le Tibet reste « largement présent » dans ses collections et mis en avant dans ses supports : le mot « Tibet » apparaît par exemple 23 fois dans le nouveau guide publié en avril 2025. L’institution reconnaît que la nouvelle terminologie peut « susciter des réactions », mais affirme qu’elle reflète une volonté de « mieux rendre compte de la réalité historique et culturelle » d’un espace qui dépasse les frontières politiques actuelles ou passées. Elle insiste sur le fait que ces choix « n’ont rien à voir avec d’éventuelles pressions extérieures », alors que Pékin a déjà été accusé d’intervenir auprès d’institutions culturelles étrangères comme le musée du Quai Branly à Paris. Le musée est aussi accusé d’être financé en grande partie par des mécènes chinois comme Pansy Ho, PDG de MGM, complexe hôtelier et de divertissements à Macao.
L’affaire du musée Guimet illustre les enjeux du soft power de la République populaire de Chine, c’est-à-dire ses moyens d’influence et de pression géopolitiques, économiques et culturelles à travers le monde par le biais de la culture. L’émergence de la Chine comme acteur mondial majeur repose non seulement par sa puissance économique et commerciale bien connue mais aussi par des médiums immatériels et symboliques comme les arts muséaux.