Selon le sociologue Federico Tarragoni, Jack London dépeint le développement d’une forme de dégoût envers la « morale bourgeoise du succès ». Tarragoni compare cette morale à un “philistin rangé”. Une personne qui serait conformiste, bourgeoise, matérialiste, sans élan intellectuel ni curiosité profonde. Le parcours du protagoniste expose d’autant plus les multiples désillusions propres à l’ascension sociale.
Dès les premières pages, l’atmosphère de l’ouvrage est posée; Martin Eden, marin de son état, est perçu comme une « brute », dotée d’un corps balafré et d’un parler révélateur de son degré d’éducation. Lorsque le protagoniste sauve un bourgeois d’une rixe, il se voit invité à un repas. Il se sent à l’étroit, a peur d’user de «mauvaises manières», de déranger par son argot maladroit. Le profond malaise de Martin décrit une première réalité : la pesanteur d’une « infériorité ». Jack London, par cette introduction, tend à mettre en avant le caractère dérangeant de ce contraste — un contraste qui semble exacerbé par le mépris de la classe bourgeoise. Au cours de ce repas, Martin tombe amoureux de la jeune Ruth.
A l’amour, rien n’est impossible, Martin l’a bien compris. Pour séduire Ruth, il désire « s’éduquer » pour se « mettre à son niveau ». Ruth s’impose comme le miroir idéal de la bourgeoisie intellectuelle. Par ce besoin impérieux d’élévation, l’illustration est claire : pour Martin, l’infériorité n’est pas une illusion, mais une réalité qu’il faut braver. Or, il n’omet pas une composante fondamentale : la réflexion. Martin est moins éduqué, mais doté d’un esprit critique et d’un esprit de synthèse rare. Ruth n’est décrite que comme une femme validée académiquement, avec pour seul rayonnement de détenir un savoir abstrait, dicté et « irréfléchi ». À travers ce procédé, l’auteur semble critiquer l’aspect théorique et détaché du réel de l’éducation bourgeoise. Ainsi, le savoir n’est plus borné à une reconnaissance sociale.
« Ils se figurent qu’ils pensent et ce sont ces êtres sans pensées qui s’érigent en arbitres de ceux qui pensent vraiment. »
Ce qui, pour Martin, faisait la grandeur de la classe bourgeoise s’impose comme un vilain mirage. En proie à des désillusions multiples, il constate amèrement que ce qui constitue la bourgeoisie, ce n’est pas le savoir, mais l’illusion de le détenir, et d’en user pour arriver à ses fins..
Preuve en est : malgré l’amour que porte Ruth à Martin, celle-ci désire qu’il puisse trouver une situation viable, exercer une profession noble. Qu’est-ce qu’une profession noble ? Ruth suggère la profession d’avocat. Par ses agissements, elle tend à catégoriser ce qui est bon et ce qui ne l’est pas. Elle privilégie les situations qui rapportent. La question de la richesse s’impose au marin. Ici, le roman met en lumière l’association entre « situation » et « éducation », afin de s’inscrire pleinement dans l’idéal bourgeois. Il serait, selon la vision de Ruth, nécessaire d’associer une profession bien payée à une éducation complète pour être accepté par sa famille.
Indirectement, le comportement de Ruth et de sa famille se révèle réducteur à l’égard des classes populaires. En premier lieu, l’absence d’éducation est perçue comme un fléau. L’école, au-delà de la simple transmission du savoir, transmettrait en réalité des formes culturelles propres aux classes sociales dominantes. Pierre Bourdieu, dans l’ouvrage La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, coécrit avec Jean-Claude Passeron, souligne que ces formes culturelles sont nécessaires à la reconnaissance et à l’intégration dans les sphères de pouvoir. Les auteurs dénoncent un système scolaire français qui, par son « indifférence aux différences », sanctionne et reproduit l’inégale répartition du capital culturel scolairement rentable, “favorisant ainsi les favorisés et défavorisant les défavorisés ».
Même si Ruth incarne un idéal bourgeois, elle se trouve elle-même prisonnière des attentes sociales, en particulier de celles de sa famille. Les destins de Martin et Ruth se croisent, mais tous deux sont confrontés à un modèle social rigide qui les rapproche avant de les éloigner.
La focalisation interne confère au récit une profondeur psychologique qui permet au lecteur de suivre l’évolution intellectuelle de Martin. Le destin du protagoniste, à la fois tragique et lucide, déconstruit le mythe de la méritocratie. En s’élevant, Martin cesse d’appartenir à sa classe d’origine sans jamais parvenir à s’intégrer pleinement dans celle qu’il visait.