Ces deux œuvres magistrales ont marqué le paysage littéraire contemporain par leur originalité. La frontière entre l’étrange, la science-fiction et le réel est si poreuse qu’on cherche sans cesse à la définir et à l’identifier. On passe de l’un à l’autre sans fracas, comme une constante. Ce glissement discret rend la lecture enveloppante.
Dans une société qui évolue rapidement, où la stimulation est omniprésente, l’écriture minimaliste japonaise de Murakami marque une pause salutaire pour le lecteur. C’est dans sa manière de saisir la force du quotidien que réside l’essence de son récit. Le quotidien est un art et le rythme narratif de l’auteur repose sur une esthétique de l’épure à la japonaise, à l’image de la culture zen. Il nous incite à ralentir, à apprécier ces moments dans les histoires comme en dehors. Ces instants de « rien » sont chargés de présence, chaque scène est travaillée comme un moment unique. Il propose une autre manière d’habiter la littérature et, par ricochet, notre propre quotidien. Lire Murakami, c’est retrouver le goût de la lenteur, de la contemplation et des choses simples. Chaque détail de la normalité est sublimé.
Son écriture contemplative impose un rythme qui transforme chaque moment du quotidien en instant exceptionnel. Chacun de ces rituels, répétés mais jamais mécaniques, est décrit avec neutralité et minutie : le repas est longuement raconté, soin est apporté à la coupe des légumes, le petit-déjeuner se prépare tartine après tartine, l’habillement se vit presque avec une solennité discrète, l’heure du coucher sacralisée devient une dévotion au repos. La musique choisie sur un vinyle ou les promenades dans des lieux silencieux prolongent cette atmosphère. La douceur de vivre s’illustre dans des moments tels qu’un café pris tôt le matin. Un personnage qui prend le temps de préparer un repas offre un doux moment de lecture. Une croyance tacite dans la profondeur du silence et du détail parcourt les romans : c’est une constante chez Haruki Murakami.
C’est dans ce quotidien ultraréaliste que naît l’étrange, dans le silence des personnages. D’un appartement banal peut surgir une réalité parallèle, comme dans Les Amants du Spoutnik, où l’un des protagonistes se voit agir de l’extérieur. Ou encore dans Le Meurtre du commandeur, quand un personnage découvre un puits dans son jardin, qui mène à un questionnement existentiel. Cette ouverture mystérieuse, autant physique que psychologique, devient le point de départ d’une aventure introspective. Ce glissement vers l’irréel est porté par des personnages sans fioriture. Leur silence est éloquent, ils habitent des lieux calmes, presque vides, qui résonnent comme un écho intérieur.
Ce réalisme magique n’est pas spectaculaire. Il est fluide et discret, prolongeant la logique intérieure des personnages. L’étrange devient parfois métaphore de leur solitude, une solitude toujours délibérée et philosophique.
La simplicité de l’auteur, c’est ralentir pour mieux voir et mieux lire quelques lignes de beauté. Cette porosité entre quotidien et extraordinaire est renforcée par la solitude presque systématique des personnages. Elle ajoute un côté mystérieux à l’œuvre et devient une ambiance, comme une atmosphère de retrait. Le silence cisèle les fondations du récit, comme on peut le saisir dans l’adaptation du recueil Des hommes sans femmes, réalisée par Ryūsuke Hamaguchi en 2021. Elle restitue à merveille l’ambiance feutrée où le silence devient narratif.
La musique joue un rôle prépondérant dans l’atmosphère générale des romans. Murakami, grand amateur de jazz, aime faire découvrir des artistes qu’il apprécie et les inclut dans son univers littéraire. On entendrait presque Chet Baker ou John Coltrane rythmer la narration. La musique est un autre langage du quotidien : elle lui donne rythme et texture. L’auteur mélomane avait d’ailleurs ouvert un jazz bar à Tokyo dans sa jeunesse, le « Peter Cat ». Cette passion et cette culture transpirent élégamment dans ses récits et irriguent son œuvre. Cette bande-son raffinée est le fil rouge du sublime chez Murakami.
Dans sa littérature, forme de vigilance douce au monde, la simplicité du quotidien est mise à l’honneur comme un protagoniste à part entière. C’est un lien subtil à l’ordinaire. C’est aussi ce qui fait la beauté des romans et nouvelles d’Haruki Murakami. Il a le pouvoir de révéler l’extraordinaire contenu dans l’ordinaire et nous invite à reconsidérer notre quotidien comme un territoire sensible.