Un passé qui ne passe pas
Les relations entre l’Algérie et la France sont structurées par un legs mémoriel dont les usages politiques varient mais dont la charge reste constante. La guerre d’indépendance demeure le socle sur lequel le pouvoir algérien a construit sa légitimité. Elle constitue à ce jour, selon les termes employés, la seule « success story » nationale encore mobilisable comme récit fédérateur. En glorifiant les vétérans et en renforçant leur place dans la mémoire collective, les autorités ont transformé cette victoire historique en ressource politique permanente.
Mais ce socle est devenu fragile. Le double effondrement du leadership politique et des institutions qui le soutenaient a laissé place à un vide idéologique que la mémoire officielle peine à combler. L’armée, entité née avant l’indépendance et jamais séparée du pouvoir, continue d’exercer une tutelle sur la vie publique. Dépourvue de grandes écoles militaires structurantes, elle tire son autorité de ses origines historiques et se positionne comme héritière légitime du combat pour la libération. Cette position, souvent qualifiée de « féodalité post-coloniale », fige la société dans un rapport vertical au politique, où toute alternative est perçue comme une menace à l’ordre hérité de la guerre.
Ce dispositif mémoriel n’a pas produit une continuité démocratique mais un isolement générationnel. Une large partie de la jeunesse algérienne vit dans un pays défini par ses anciens, sans que lui soit offert un projet de société articulé autour du présent ou du futur. L’ennui, le désenchantement et l’absence de perspectives y sont devenus des marqueurs sociaux structurants. Dans un espace politique où la classe dirigeante rejoue les mêmes partitions — mémoire sacrificielle, promesses floues — les aspirations au bonheur n’ont été formulées que par les courants islamistes. Ces derniers ont déplacé l’horizon des attentes vers l’au-delà, transformant le religieux en refuge et la mort en promesse. Dans ce contexte, l’accès au bonheur terrestre se limite souvent à deux échappatoires : la mosquée ou la fuite chimique.
Une fiction sous contrôle
Ce repli affectif et politique ne touche pas uniquement les sphères institutionnelles ou militantes. Il s’étend à la création artistique. La fiction, en particulier littéraire, demeure un genre marginalisé en Algérie. Sa faible légitimité découle d’un rapport militarisé à l’histoire : écrire de l’imaginaire est perçu comme un luxe dans une société où le réel est constamment instrumentalisé par le pouvoir. La littérature ne jouit pas du même prestige que les textes politiques ou religieux. Dans ce paysage, le roman devient un espace presque clandestin, toléré mais peu valorisé, dans lequel les auteurs doivent naviguer entre l’assignation identitaire et la censure implicite.
En France, la perception de l’Algérie continue d’être prisonnière d’anciennes grilles de lecture. Trois biais dominants structurent encore aujourd’hui le traitement médiatique et politique de la relation : le biais migratoire, le biais géographique, et le biais militant.
Le premier réduit l’Algérie à la question des banlieues et des Français d’origine algérienne, comme si l’histoire coloniale ne produisait d’effets que dans les marges urbaines. Le deuxième découle de l’incapacité des journalistes à enquêter librement sur le terrain algérien. Les sources disponibles sont principalement issues du microcosme d’Alger, souvent proches du pouvoir, et donc peu représentatives d’un pays majoritairement rural. Le troisième biais repose sur la centralité donnée à des figures militantes qui, bien qu’invitées régulièrement sur les plateaux français, n’ont pas de relais significatifs en Algérie.
À ce déséquilibre d’analyse s’ajoute une crise de la « souveraineté affective ». En Algérie, la définition de soi passe encore très largement par la négation de l’autre. Être algérien, c’est souvent se positionner comme « non-français ». Cette posture défensive est un héritage direct du processus colonial, mais elle est aujourd’hui activée pour compenser l’érosion du lien national interne. L’anti-francisme sert alors de liant temporaire, permettant de détourner l’attention des problèmes structurels.
Côté français, des tentatives répétées de réconciliation mémorielle ont vu le jour. Mais si cette entreprise peut répondre à un besoin profond d’apaisement dans l’espace hexagonal, elle n’a pas trouvé d’équivalent sincère ou durable en Algérie. Là-bas, une logique de surenchère mémorielle continue de dominer, instrumentalisée par le pouvoir pour maintenir une forme de cohésion nationale fondée non sur un projet politique, mais sur un ennemi symbolique.
Un basculement de la légitimité nationale vers le religieux
Depuis plusieurs années, un phénomène discret mais structurant modifie l’architecture idéologique du pays : la réécriture confessionnelle de la guerre d’indépendance. Ce glissement consiste à présenter le conflit colonial non plus comme un combat politique et national, mais comme une guerre religieuse. Ce récit révisé est porté par des courants islamistes qui cherchent à capter la légitimité autrefois détenue par les nationalistes. Il prépare une reconfiguration majeure du pouvoir symbolique en Algérie, avec pour conséquence probable un face-à-face renouvelé entre les élites religieuses et les partenaires étrangers, notamment la France.
L’inquiétude est d’autant plus vive que ces courants utilisent désormais les valeurs de l’Occident pour en dénoncer les effets supposément destructeurs sur les traditions locales. Ce paradoxe renforce un climat de méfiance et d’ambiguïté dans les relations bilatérales.
Le risque n’est pas tant celui d’un séparatisme passif que d’une dynamique active de conquête idéologique. L’instrumentalisation de la religion dans le champ politique crée les conditions d’un rejet croissant de la laïcité, non comme principe neutre, mais comme menace perçue. Cette logique, déjà à l’œuvre dans plusieurs pays du Maghreb, pourrait s’exporter et renforcer les clivages en France si aucune pédagogie républicaine et inclusive n’est menée.
Le diagnostic appelle à rompre avec toute politique fondée sur la culpabilité perpétuelle. Il ne s’agit pas d’oublier, mais de reconstruire un récit national qui assume le passé sans s’y soumettre. La mémoire peut devenir une ressource à condition d’être située dans le temps : ce n’est pas une maison, mais un chemin. Tant que les récits politiques resteront rivés à un passé mythifié ou pathologisé, ni l’Algérie ni la France ne parviendront à bâtir une relation stable fondée sur la reconnaissance mutuelle et l’émancipation partagée.