Est-ce qu’il est possible d’affirmer que la Constitution française de 1958 représente le garant absolu des droits qui y sont inscrits ?
En droit, le mot « absolu » ne veut rien dire parce que le droit est relatif. Nécessairement, il existe des règles qu’il faut concilier en raison de leur opposition, de leur différence ou de leur complémentarité. Appréhender le droit de manière statique reviendrait donc à faire fausse route. Lorsqu’on étudie un texte juridique, il faut le mettre en lumière au regard d’autres normes existantes et accepter qu’il puisse évoluer. La Constitution de 1958 n’y échappe pas.
Est-ce qu’il n’y a pas une sorte de contradiction entre le fait de voir inscrits dans une même constitution, l’extension des pouvoirs donnés au président de la République par l’article 16 et l’assurance d’une protection de certains droits sociaux ?
L’article 16 de la Constitution qui étend les pouvoirs du président de la République en période de crise, n’a été utilisé qu’une seule fois et a été instauré pour des raisons très particulières, liées notamment au contexte politique de l’Algérie, dans les années 60. S’il venait à être déclenché, ce ne seraient pas seulement les droits sociaux qui en pâtiraient, mais plus largement l’ensemble des droits et libertés. Il faut accepter cette double facette de la Constitution.
Est-ce que réellement la vocation d’une Constitution est d’accueillir des droits sociaux ?
Le président du Sénat, Gérard Larcher, a affirmé en janvier 2024 que « la Constitution n’est pas un catalogue de droits sociaux ». Je pense justement que c’est précisément le cas. Une Constitution a vocation, partout, à être la loi fondamentale, celle qui énonce les principales valeurs d’une société à un instant donné. D’ailleurs, il faut rappeler que, dès le préambule de la Constitution de 1946, des droits sociaux sont mentionnés. Par exemple, il y est inscrit un droit au repos.
Mais peut-elle héberger tous les droits sociaux ?
Sans doute pas. D’abord, la Constitution énonce l’organisation des pouvoirs publics, ensuite, elle affirme certains droits sociaux. Le pouvoir constituant fait le choix d’inscrire des droits qu’il juge fondamentaux mais tous n’ont pas la même valeur, seuls étant retenus ceux considérés comme essentiels à la dignité humaine, à la démocratie et à la cohésion sociale. Cela explique pourquoi certains droits sont présents dans la Constitution et d’autres non. Le Conseil constitutionnel refuse parfois de reconnaître la valeur constitutionnelle d’un droit social lorsqu’il estime que l’aspect fondamental fait défaut.
La Constitution, un texte très symbolique
Pourquoi ne pourrait-elle pas contenir tous les droits sociaux ?
Premièrement, la Constitution est un texte fondamental, quasi sacré, qui proclame la République comme « indivisible, laïque, démocratique et sociale ». L’intégration des droits qui n’ont pas cette valeur « fondamentale », risquerait de dénaturer la Constitution et d’affaiblir le respect qu’elle impose. Deuxièmement, inscrire un droit dans la Constitution implique des charges pour l’État. Le droit devient justiciable, dès lors qu’il peut être invoqué devant une juridiction.
Imaginez que le droit à l’emploi devienne justiciable : des milliers de personnes au chômage pourraient alors attaquer l’État français sur ce fondement, entraînant un alourdissement des procédures juridictionnelles. Troisièmement, certains droits sociaux revendiqués sont flous ou imprécis. À partir du moment où l’on inscrit dans la Constitution un droit imprécis, on prend le risque d’ouvrir la boîte de Pandore. Si l’on considère que la dignité de la personne humaine ou le principe de fraternité, par exemple, sont des droits sociaux, il faudrait alors les définir plus précisément, au risque de multiplier les procédures judiciaires.
Concrètement, si demain, on venait à inscrire le droit au logement dans la Constitution, quelles en seraient les conséquences pratiques pour l’État et pour les citoyens ?
C’est difficile à dire, d’abord parce que ce n’est pas vraiment à l’ordre du jour. La France Insoumise soutient cette idée, mais ce parti politique n’est pas majoritaire en France. De plus, ce serait avant tout un acte symbolique. Inscrire le droit au logement salubre dans la Constitution ne donnerait pas l’accès à tous les Français du jour au lendemain. D’ailleurs, le Conseil constitutionnel l’a bien compris. Dans une décision du 19 janvier 1995, les conseillers constitutionnels ont considéré que la « possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent est un objectif de valeur constitutionnelle ». Autrement dit, il n’y a pas de droit au logement directement opposable reconnu par la jurisprudence.
Il s’agit d’un simple objectif que le législateur doit atteindre et que le gouvernement doit poursuivre. Pour cela, des lois sont mises en place afin de parvenir à atteindre ce but. C’est le cas de la loi Dalo (Droit au logement opposable), qui doit permettre au plus grand nombre d’avoir accès à un logement décent. Inscrire ce principe dans la Constitution ferait donc office de rappel des devoirs de l’État, une obligation de moyens qui serait positive. Ce serait une norme juridique dont les destinataires ne seraient pas les personnes privées, mais les pouvoirs publics. Il n’y aurait pas de droits de créances au profit du peuple français. À noter qu’en Espagne, le droit au logement est inscrit dans la Constitution à l’article 47.
Depuis que l’IVG a été inscrite dans la Constitution en mars 2024, quel premier bilan peut-on tirer de ce processus ?
La constitutionnalisation de l’IVG a été une consécration, ce qui est d’ailleurs cohérent. Sur le plan symbolique et politique, cette réforme est une bonne chose, puisqu’elle se veut rassurante. Mais elle n’a pas véritablement changé la protection juridique de l’IVG, qui était déjà bien ancrée dans la justice française. Ce changement illustre en revanche quelque chose de plus préoccupant : l’influence de la politique intérieure d’autres pays. Cette réforme est intervenue en réponse à une décision de la Cour suprême des États-Unis sur l’IVG.
Même si l’idée est bonne, le faire à ce moment indique qu’un législateur vote à l’émotion. Ce n’est pas un bon signe, car la Constitution est un texte qui a vocation à durer dans le temps, à être stable. On ne peut pas toucher à ce texte à chaque problématique d’actualité, sinon il perd tout son sens.
La jurisprudence : un outil constitutionnel efficace
Est-il possible d’obtenir une protection efficace de certains droits sociaux sans l’intervention de la Constitution ?
Bien sûr ! La jurisprudence vient largement compléter la protection des textes présents dans la Constitution. Il est tout à fait possible d’assurer une protection efficace sans que le principe soit énoncé dans la loi fondamentale. Par exemple, le droit des partis politiques est bien appliqué alors même qu’il n’est mentionné nulle part dans la Constitution : tout relève de la jurisprudence. Il en va de même pour la liberté syndicale. Il ne faut donc vraiment pas négliger l’impact de la jurisprudence sur la protection de certains droits. La Constitution n’a pas vocation à être exhaustive : le rôle des juges est de compléter ce qui fait défaut.
Mais la jurisprudence du Conseil constitutionnel suffit-elle pour protéger les droits sociaux, ou faudra-t-il aller plus loin dans les 20-30 prochaines années ?
J’aurais tendance à dire que sans le Conseil constitutionnel, les droits sociaux seraient lettres mortes. Avant d’appliquer un droit, il faut l’interpréter. Les membres du Conseil constitutionnel donnent une signification et une orientation aux droits sociaux, ce qui permet leur application. Sans interprétation, le droit ne peut pas s’appliquer. Actuellement, cette jurisprudence est satisfaisante, même si l’on peut effectivement la critiquer sur certains points. Il est possible que dans les prochaines années, la jurisprudence soit amenée à évoluer, notamment sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme, de la Cour de cassation et du Conseil d’État.