L’offensive chinoise en Amérique latine bouscule l’ordre géopolitique

Comment l’expansion chinoise en Amérique Latine peut-elle renverser l’équilibre géopolitique global ?

L'enjeu

L’expansion chinoise en Amérique latine redéfinit les rapports de force géopolitiques mondiaux en bouleversant les dynamiques traditionnelles d’influence, notamment celles des États-Unis. Par ses investissements stratégiques et sa diplomatie économique, la Chine consolide sa position dans une région historiquement dominée par l’Occident, facilitant la transition vers un ordre mondial multipolaire où les puissances émergentes redéfinissent les axes de pouvoir.

L'intervenant

Julian-Nicolas Calfuquir Henriquez, aujourd’hui doctorant en économie à La Sorbonne, travaillant sur l'influence grandissante de la Chine en Amérique latine et les Caraïbes ainsi que sur la thématique générale du développement.

Depuis une quinzaine d’années, la montée en puissance de la Chine menace de plus en plus les États-Unis, qui voient dans cette influence croissante une remise en cause de leur position dominante dans la région. À l’heure où les rivalités sino-américaines se mondialisent, le continent devient à nouveau un espace de confrontation, où intérêts économiques et enjeux géopolitiques s’entremêlent.

Comment ont évolué les relations de la Chine avec l’Amérique latine sous l’ère Trump ?

Les relations historiques entre la Chine et les pays d’Amérique latine ont évolué de manière significative depuis le début du 21e siècle. Après son adhésion à l’OMC en 2001, la Chine a cherché à sécuriser ses approvisionnements en matières premières, renforçant ainsi ses liens avec les pays du Sud global, y compris en Amérique latine. Dans un premier temps, ces relations avaient été centrées sur un échange de ressources naturelles contre des investissements et des produits manufacturés. À partir des années 2010, la Chine a élargi son rôle, diversifiant ses investissements dans des secteurs plus complexes tels que la technologie et les infrastructures.

L’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis (2017-2021 et à nouveau depuis début 2025, NDLR), avec son approche isolationniste et ses critiques des accords multilatéraux, a incité de nombreux pays latino-américains à se rapprocher de la Chine. Ce rapprochement s’est intensifié par des initiatives comme les nouvelles routes de la soie, par lesquelles plusieurs pays de la région ont renforcé leur coopération économique avec la Chine, modifiant ainsi les dynamiques géopolitiques et économiques de l’Amérique latine.

Y a-t-il réellement une politique homogène, ou plutôt un agrégat de dynamiques nationales  ? 

Il n’existe pas de politique homogène envers la Chine en Amérique latine, mais plutôt un ensemble de dynamiques nationales façonnées par les contextes politiques et économiques spécifiques à chaque pays. Bien qu’une tendance générale de rapprochement économique avec la Chine soit observée, les relations varient considérablement. Par exemple, des pays comme le Venezuela, Cuba, le Nicaragua et l’Équateur, souvent de gauche ou bolivariens, se sont rapprochés de la Chine, et cette orientation perdure malgré les changements politiques. D’autres pays, comme le Chili, maintiennent des relations économiques solides avec la Chine indépendamment du gouvernement en place.

En revanche, des nations soumises à l’emprise de gouvernements d’extrême droite comme celui de Javier Milei en Argentine ou de Jair Bolsonaro au Brésil, adoptent une posture anti-chinoise, bien que leurs relations économiques avec Pékin demeurent cruciales. Cette diversité montre qu’il n’y a pas de politique uniforme, mais plutôt une influence chinoise qui se manifeste par des dynamiques spécifiques à chaque pays.

Investir dans des secteurs stratégiques

Quel rôle jouent les nouvelles routes de la soie dans la consolidation des liens entre la Chine et l'Amérique latine ? 

Les nouvelles routes de la soie jouent un rôle clé dans la consolidation des liens entre la Chine et l’Amérique latine, en offrant l’opportunité stratégique de renforcer les relations économiques et diplomatiques. Cette initiative permet à la Chine d’étendre son influence en Amérique latine, considérée comme une extension maritime de la route de la soie, en facilitant l’accès aux marchés et en sécurisant les approvisionnements en matières premières. Bien que les bénéfices économiques pour les pays latino-américains restent souvent flous et que les relations demeurent principalement diplomatiques, l’initiative permet à ces pays de diversifier leurs partenariats internationaux et de réduire leur dépendance à l’égard des États-Unis et de l’Europe. Par ailleurs, en s’engageant dans ce projet, des pays comme le Nicaragua, la République dominicaine et le Panama renforcent leur position géopolitique et diplomatique en réponse à la montée en puissance de la Chine sur la scène mondiale.

Comment les projets sino-latino-américains dans des secteurs stratégiques contribuent-ils à renforcer la position mondiale de la Chine ?

Les projets sino-latino-américains dans des secteurs stratégiques, comme les infrastructures et l’exploitation des ressources naturelles, renforcent la position stratégique mondiale de la Chine en sécurisant son approvisionnement en matières premières essentielles, notamment le lithium et le cuivre. En concentrant ses investissements dans des régions riches en ces ressources, comme le « triangle blanc » d’Amérique latine (Argentine, Chili et Bolivie), la Chine garantit un accès privilégié à des matériaux cruciaux pour sa transition industrielle et écologique. Ces investissements lui permettent également de réduire ses coûts de production tout en ouvrant de nouvelles routes pour l’exportation de produits manufacturés, consolidant ainsi son rôle de leader dans les technologies vertes et la production de biens à forte valeur ajoutée. Cela renforce son influence mondiale et sa compétitivité sur un marché en forte demande.

Justement, est-ce que les échanges croissants servent la stratégie chinoise de dédollarisation et de diffusion du Yuan pour construire une alternative au système hégémonique des États-Unis ?

Les échanges croissants entre la Chine et les pays du Sud global font partie d’une stratégie visant à affaiblir l’hégémonie du dollar et à promouvoir des alternatives monétaires comme le yuan. En renforçant ses relations économiques, la Chine encourage ces pays à utiliser sa propre devise dans leurs transactions, notamment dans les secteurs des matières premières, où la Chine est un acteur clé. Cette approche vise à diminuer la dépendance mondiale au dollar. Cependant, bien que la Chine cherche à établir le yuan comme alternative au dollar, des obstacles importants demeurent. La domination économique occidentale, le rôle des États-Unis dans les institutions financières internationales et la préférence de nombreux pays pour le dollar, en raison de sa stabilité, compliquent ce processus. Ainsi, bien que la dédollarisation progresse, la domination du dollar persiste et la mise en place d’une alternative crédible au système monétaire mondial semble encore incertaine et lente.

Entre tensions et bouleversements mondiaux

La montée en puissance de la Chine en Amérique latine peut-elle bouleverser les alliances traditionnelles du continent ? 

Oui, la montée en puissance de la Chine en Amérique latine bouleverse les alliances traditionnelles du continent, notamment le Mercosur. Les accords bilatéraux avec la Chine, comme ceux que certains pays, tels que l’Uruguay, sont en train de négocier, fragilisent l’unité régionale en introduisant des rapports commerciaux asymétriques. Ces accords tendent à renforcer la dépendance des pays latino-américains vis-à-vis des matières premières et des biens manufacturés chinois, tout en érodant les efforts de développement d’une intégration régionale solide. La faiblesse du commerce intrarégional (environ 15% des échanges totaux) accentue cette dépendance aux puissances extérieures comme la Chine, ce qui complique les initiatives d’unité économique et d’industrialisation. En conséquence, l’influence croissante de la Chine, tout comme celle des États-Unis et de l’UE, menace les ambitions d’intégration du Mercosur, risquant de fragiliser la cohésion économique et politique du bloc.

Quelles tensions géopolitiques la présence chinoise en Amérique latine provoque-t-elle avec les États-Unis et leurs alliés ? 

La montée en puissance de la Chine en Amérique latine crée des tensions géopolitiques avec les États-Unis, qui considèrent la région comme leur sphère d’influence selon la doctrine Monroe. Les États-Unis exercent des pressions diplomatiques et économiques pour limiter l’expansion chinoise, notamment par la compétition sur des projets d’infrastructure stratégiques. Un exemple marquant est le rapprochement de la Bolivie sous la présidence d’Evo Morales avec la Chine, particulièrement sur des questions liées à l’exploitation du lithium, un enjeu économique majeur. Ce rapprochement a été perçu par Washington comme une menace, contribuant à l’instabilité politique en Bolivie et au renversement de Morales en 2019. La Chine, en réduisant la reconnaissance de Taïwan dans la région, renforce son influence diplomatique, tandis que les États-Unis, cherchant à préserver leur hégémonie, recourent à des pressions économiques et politiques, intensifiant ainsi la compétition entre les deux puissances.

Perspectives et basculement

Comment cette dynamique se traduit-elle concrètement pour les pays concernés ?

Pour les pays du Sud, cela s’exprime par une redéfinition de leur rôle dans l’économie mondiale. Il ne s’agit plus simplement de vendre des ressources ou de servir de main-d’œuvre bon marché, mais de participer à la création de nouvelles chaînes de valeur. Cependant, tout cela ne se fait pas sans difficulté. Ces nations doivent naviguer entre leurs propres impératifs économiques et les exigences imposées par des relations asymétriques avec des puissances comme la Chine. La véritable question est de savoir si elles réussiront à transformer cette dépendance en une véritable autonomie économique, ou si elles resteront enfermées dans des rapports de domination, qu’ils soient chinois ou autres.

Face à ces nouvelles logiques de dépendance, la Chine est-elle en train de redessiner l’ordre géopolitique mondial ?

La Chine est un révélateur, oui. Elle nous oblige à voir les dysfonctionnements du système mondial. Mais il ne faut pas réduire cette situation à un simple basculement d’influence. Ce que nous voyons aujourd’hui n’est pas seulement une montée en puissance d’un acteur, c’est la continuation d’un processus mondial. La Chine s’impose comme un acteur central, certes, mais dans un cadre géopolitique qu’elle n’a pas créé. Elle est, en quelque sorte, la réponse aux déficiences d’un système économique mondial qui a systématiquement laissé de côté de nombreux pays du Sud.

Faut-il y voir un simple basculement d’influence ou un changement de paradigme ?

Ce que l’on observe, c’est bien plus qu’un basculement d’influence, c’est un changement fondamental du rapport de force mondial. Les pays du Sud, qui étaient jusque-là perçus comme des zones d’exportation de ressources ou de travail bon marché, commencent à jouer un rôle actif dans la structuration de ce système mondial. Mais il ne faut pas oublier que ce phénomène découle de choix politiques et économiques passés. Beaucoup de ces pays sont encore prisonniers de modèles qui les ont conduits à des logiques de dépendance et de sous-industrialisation. La Chine, en devenant un acteur incontournable, force ces nations à revoir leur place dans un monde en pleine mutation.

On parle beaucoup des impacts — souvent négatifs — de l’arrivée de la Chine dans les pays du Sud, mais il ne faut pas oublier que la Chine n’a rien inventé. Ce qui est important, c’est de renverser le regard : au lieu de se demander ce que la Chine fait au Sud, il faut interroger les raisons pour lesquelles ces relations sont asymétriques. Pourquoi ces pays sont-ils encore aujourd’hui dans des logiques de primo-exportation, pourquoi restent-ils à la périphérie du système mondial ? Ces questions incitent à revoir les responsabilités politiques et économiques des élites locales, qui signent des accords parfois très déséquilibrés — comme celui entre l’UE et le Mercosur — sans que la Chine soit même impliquée. En somme, comprendre les relations sino-latino-américaines, c’est aussi réfléchir plus largement aux structures de la mondialisation, aux héritages coloniaux et aux logiques économiques qui les perpétuent.

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