L’Afghanistan, carrefour des ambitions jihadistes aux portes de l’Europe

L’Afghanistan est-il en train de devenir le nouvel épicentre du jihad mondial ?

L’Afghanistan, carrefour des ambitions jihadistes aux portes de l’Europe

L’Afghanistan est-il en train de devenir le nouvel épicentre du jihad mondial ?

Alors que l'Afghanistan tente de se réinventer sur la scène internationale, un ennemi intérieur et extérieur émerge des ruines de décennies de guerre : l'Etat islamique au Khorasan (EI-K). À la croisée des chemins entre ambitions talibanes, influences étrangères et propagande jihadiste, ce territoire devient le théâtre d’un nouveau chapitre du terrorisme global.

Depuis son retour au pouvoir en 2021, le régime taliban peine à stabiliser un Afghanistan confronté à des défis multidimensionnels. Tandis que les dirigeants tentent de redorer leur image auprès de la communauté internationale, une menace grandissante met en péril ces efforts : l’Etat islamique au Khorasan. Branche régionale de l’Etat islamique (EI), l’EI-K s’impose comme un acteur stratégique et létal, étendant son influence bien au-delà des frontières afghanes. Si les tensions entre Talibans et l’EI-K étaient d’abord contenues sur le territoire national, des attaques récentes montrent une capacité de projection internationale inquiétante.

Événement et explicationChiffres clés
2001 : L’Afghanistan devient la cible de l’intervention occidentale après les attentats du 11 septembre.~20 ans de guerre en Afghanistan, un coût estimé à 2 313 milliards $ pour les États-Unis.
2021 : Retour des Talibans au pouvoir, marquant la fin de l’occupation étrangère.Plus de 5 000 prisonniers jihadistes libérés, dont des membres de l’EI-K.
2022 : Lancement du magazine propagandiste Voice of Khorasan par l’ISKP.Aucun chiffre publié à ce jour sur sa diffusion, mais une montée en puissance notable dans les pays cibles européens.
Janvier 2024 : Attentat à Kerman, Iran, revendiqué par l’ISKP.84 morts, bilan parmi les plus lourds revendiqués par la branche afghane de l’EI.
Mars 2024 : Attentat à Moscou (Crocus City Hall), frappant la Russie.143 morts, attaque symbolisant la capacité d’expansion internationale de l’EI-K.
26 juillet 2024 : Arrestation de trois Tchétchènes en Belgique, liés à l’ISKP.Aucun chiffre spécifique sur les fonds collectés, mais plusieurs opérations transfrontalières détectées en 2024.

Les Talibans se retrouvent face à un double défi. D’un côté, ils doivent contrer l’ambition expansionniste de l’EI-K, qui les accuse de trahison pour avoir négocié avec les puissances occidentales à Doha. D’un autre côté, leur gestion ambiguë des prisonniers jihadistes, libérés à leur arrivée au pouvoir, les expose aux critiques internationales. En janvier 2024, l’attentat de Kerman a mis en lumière la capacité de l’ISKP à frapper en dehors de ses zones traditionnelles. Puis, l’attaque de Moscou en mars, ayant causé 143 morts, a renforcé l’urgence pour les États d’Europe centrale et orientale.

La dimension européenne de la menace est également préoccupante. En juillet 2024, les autorités belges ont déjoué un complot impliquant des Tchétchènes, alors que deux Russes étaient arrêtés en Allemagne pour financement terroriste en faveur de l’ISKP. Ces événements soulignent le rôle croissant de la diaspora dans le soutien logistique au jihad mondial.

L’ISKP a transformé l’Afghanistan en une plateforme stratégique, lui permettant de viser des cibles bien au-delà de l’Asie centrale. Cette expansion est facilitée par une propagande numérique sophistiquée et un réseau de financement international.

Les États membres de l’Union européenne, déjà éprouvés par des vagues successives de menaces terroristes, sont contraints de repenser leurs stratégies sécuritaires. La proximité géographique avec la Turquie, où transitent armes et recrues pour l’ISKP, amplifie le défi. Si certains gouvernements envisagent des sanctions ou des opérations militaires ciblées, d’autres plaident pour un renforcement des contrôles migratoires et une coordination accrue des renseignements.

Depuis la chute du régime pro-occidental en août 2021, l’Afghanistan a vu s’installer une dynamique instable, où les Talibans tentent de consolider leur pouvoir tout en repoussant les offensives de l’État islamique au Khorasan. Pourtant, malgré leur rhétorique anti-EI, les Talibans ont laissé se développer un écosystème propice au jihadisme international. La libération massive de prisonniers, notamment des combattants de l’ISKP, dès leur arrivée au pouvoir, a permis à l’organisation de se régénérer.

Dans l’ombre du Pakistan et de la Turquie

L’ISKP s’est rapidement réorganisé en profitant de la faiblesse structurelle du gouvernement afghan. Selon les experts, la branche afghane de Daesh aurait renforcé sa présence dans les provinces du Nangarhar et de Kunar, à la frontière avec le Pakistan. Ces zones montagneuses et difficilement accessibles leur offrent une base idéale pour entraîner de nouveaux combattants et planifier des attaques. Leur montée en puissance s’explique aussi par une stratégie de recrutement intensifiée, notamment grâce au magazine Voice of Khorasan, qui diffuse une propagande virulente à l’international.

Le Pakistan joue un rôle clé dans cette dynamique. Historiquement, ce pays a entretenu des relations ambiguës avec les groupes jihadistes, y compris les Talibans afghans. Islamabad a longtemps toléré leur présence sur son territoire tout en menant, sous pression occidentale, des opérations militaires contre certaines factions. Aujourd’hui, l’ISKP constitue une menace directe pour le Pakistan, notamment après une série d’attentats sur son sol. Malgré cela, les soupçons d’un soutien indirect à certaines factions jihadistes persistent, Islamabad étant accusé de fermer les yeux sur des flux financiers transitant par ses frontières.

La position géographique de l’Afghanistan, entre l’Asie centrale, l’Iran et le Pakistan, lui confère une importance stratégique dans l’expansion du jihadisme international.

La Turquie, quant à elle, représente un autre point névralgique. Située aux portes de l’Europe, elle est une plaque tournante du passage des combattants jihadistes, comme cela a été le cas lors des conflits en Syrie et en Irak. Ankara, qui entretient des relations complexes avec les Talibans, pourrait être confronté à une infiltration croissante de l’ISKP sur son territoire. La proximité géographique et la porosité des frontières facilitent le transit des fonds et des recrues vers l’Afghanistan.

Un sanctuaire jihadiste aux portes de l’Europe

Face à cette résurgence de l’ISKP, les puissances occidentales se retrouvent à un carrefour stratégique. Deux décennies après l’intervention militaire en Afghanistan, les États-Unis et leurs alliés hésitent sur la conduite à adopter. Une nouvelle opération militaire d’envergure semble exclue, mais plusieurs options sont envisagées :

  • Renforcement des frappes ciblées : Depuis 2021, Washington a mené plusieurs raids aériens contre des figures de l’ISKP, mais leur efficacité reste limitée face à la capacité de régénération du groupe.
  • Pression diplomatique sur les Talibans : Les États-Unis et l’Union européenne cherchent à conditionner toute reconnaissance officielle du régime taliban à une lutte effective contre l’ISKP. Cependant, la confiance envers le gouvernement afghan est quasi inexistante.
  • Renforcement des capacités des pays voisins : L’Occident envisage d’intensifier son soutien aux pays frontaliers comme l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, afin d’endiguer l’expansion jihadiste.

Le cas afghan illustre un paradoxe : malgré l’échec manifeste de la guerre menée contre le terrorisme, le retrait occidental a permis l’émergence d’une menace jihadiste encore plus radicale. L’ISKP, bien que plus fragmenté qu’Al-Qaïda à son apogée, possède une capacité opérationnelle redoutable et une stratégie de propagande bien huilée.

Crédit photo : Roshan Salih ShutterStock

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Face à un régime turc de plus en plus autoritaire et à une diaspora souvent mobilisée à son avantage, l’émergence du CHP en tant que contre-pouvoir diasporique ouvre un espace inédit pour l’expression d’une alternative démocratique et laïque. À travers sa jeunesse politisée, ses pratiques égalitaires et son ancrage progressif dans les villes françaises, ce parti pourrait redéfinir les lignes d’allégeance transnationales entre société civile turque et pouvoirs publics. À terme, cette évolution pourrait peser à la fois sur les équilibres internes de la diaspora et sur les relations franco-turques, en particulier si l'autoritarisme se durcit ou si les migrations politiques s’intensifient.

L'auteur

Merve Özkaya est doctorante en science politique à l’Université Grenoble Alpes, rattachée à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Cerdap². Spécialiste des stratégies d’influence de la Turquie en Europe, elle travaille sur la diaspora turque à Lyon et les dynamiques politico-religieuses qui l’animent. Elle enseigne également la sociologie politique de la Turquie dans plusieurs établissements de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Un article de recherche issu de ses travaux a été publié sur le site de Sciences Po Grenoble – UGA.

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Le CHP en France : un contre-pouvoir au sein d’une diaspora majoritairement favorable à Erdoğan ?

Face à l’hégémonie pro-Erdoğan, une contre-diaspora s’organise

La diaspora turque1 en Europe bien que plurielle, est principalement identifiée, sur le plan politique, à travers son segment conservateur, nationaliste et pro-Erdoğan. Ce segment est structuré autour d’associations culturelles et d’autres organisations de la société civile, telles que Cojep International, l’Union of International Democrats (UID, elle opère comme une branche de l’AKP en Europe), entre autres. Cependant, depuis quelques années, un autre courant politique turc gagne en visibilité au sein de cette même diaspora : le Parti républicain du peuple (CHP), formation laïque et kémaliste avec des composantes sociales-démocrates, membre de l’Internationale socialiste.

Fort de ses succès électoraux lors des scrutins municipaux de 2019 et 2023 en Turquie, le CHP a considérablement accru sa popularité dans le pays. Il est aujourd’hui perçu comme la principale force politique susceptible de succéder à l’AKP et à Recep Tayyip Erdoğan, à moins que la tenue d’élections libres et régulières ne soit remise en cause dans le pays. En effet, le CHP a entrepris, à partir des années 2010, un processus de restructuration marqué notamment par le rajeunissement de ses cadres et la libéralisation de sa ligne idéologico-politique2. Dans cette dynamique, il s’organise également au sein de la diaspora turque, notamment en Europe occidentale depuis une décennie. 

Plus récemment, les manifestations organisées par les sections du CHP à l’étranger (CHP Yurtdışı Birliği) dans de nombreuses villes européennes (Paris, Lyon, Strasbourg, Berlin, Bruxelles, Amsterdam, Vienne, Londres, Milan, etc.), à la suite de l’arrestation du maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, en mars dernier, ainsi que l’élection primaire visant à désigner le candidat du CHP à l’élection présidentielle en Turquie, tenue le 23 mars, témoignent de la montée en puissance relativement récente de cette force politique rénovée dans l’espace diasporique turc.

Dans ce contexte, il convient de s’interroger sur les modalités d’organisation du CHP en diaspora, ainsi que sur l’impact de sa présence dans l’espace diasporique turc en France. Pour ce faire, nous analyserons les dynamiques organisationnelles de ce parti à l’étranger (logiques d’acteurs et de pouvoir, parcours d’engagement de ses membres), de même que sa stratégie politique (objectifs, actions, interactions avec d’autres formations politiques). Cette analyse s’appuie notamment sur des observations participantes réalisées dans le cadre de notre enquête de terrain doctorale, conduite auprès des populations turques dans la région lyonnaise entre 2020 et 2025.

 

Les dynamiques organisationnelles

La création des branches du CHP en diaspora intervient à la veille de l’élection présidentielle de 2014 en Turquie, la première au cours de laquelle le président de la République a été élu au suffrage universel direct, et la première également où les citoyens turcs résidant à l’étranger ont pu voter à distance dans le cadre d’un scrutin national. Conscient du rôle politique que pouvait jouer le vote de la diaspora, le CHP a approché des notables turcs proches du parti, établis à l’étranger, et leur a demandé d’ouvrir des antennes locales dans leurs pays de résidence.

Ainsi, les organisations du CHP en France, comme ailleurs, sont officiellement créées sous forme d’associations à Paris dès 2014, à Lyon, Bordeaux, Strasbourg et Marseille en 2015, à Nantes en 2017 et à Metz en 2022, à savoir des villes caractérisées par une forte implantation de populations originaire de Turquie. Le profil des membres du parti peut être réparti en trois grandes catégories : d’une part, les nationalistes, davantage républicains souverainistes que véritablement démocrates ; d’autre part, les Alévis3 se réclamant de la social-démocratie ; enfin, une génération plus jeune, portée par une sensibilité à la démocratie libérale, et orientée à gauche. La laïcité constitue un dénominateur commun à ces trois groupes, bien qu’elle soit investie de significations et d’enjeux parfois distincts selon les profils. 

Un autre aspect significatif concerne l’équilibre et la co-présence des sexes, tant au sein du profil des membres que dans les instances dirigeantes du parti. Contrairement à la majorité des organisations associatives turques en France (à l’exception notable des associations alévies4, généralement proches du CHP), où les femmes sont souvent reléguées aux « branches féminines », ce parti se distingue par une intégration plus transversale et égalitaire des femmes dans l’ensemble de ses structures.

Ces organisations, qui ne bénéficient d’aucun soutien financier de la part du siège central du CHP, sont pour la plupart fondées par des entrepreneurs turcs aisés. Cette absence de ressources institutionnelles pour leur financement engendre plusieurs problèmes organisationnels : discontinuité des activités (il est difficile de financer un local permanent ou même d’organiser des activités uniquement avec les cotisations, certains responsables ont renoncé à leurs missions en raison du poids de l’investissement personnel requis, etc.) et  dépendance financière vis-à-vis du président local de l’association, contribuant, dans certains cas, à l’instauration d’une hiérarchie verticale dans les processus décisionnels internes. À cela s’ajoutent des relations anciennes et informelles entre certains membres, susceptibles de remettre en cause l’objectivité et le caractère démocratique de ces processus.

Malgré une structuration hiérarchique parfois lourde et dysfonctionnelle, les branches de jeunesses du CHP en France, notamment à Lyon, participent, ces dernières années à une redynamisation notable de l’organisation. Le profil des jeunes engagés au sein du parti se caractérise majoritairement par une population diplômée, progressiste et fortement politisée. On y retrouve, d’une part, des jeunes récemment arrivés de Turquie en France pour des raisons économiques, politiques ou éducatives, et, d’autre part, des descendants d’immigrés turcs, majoritairement sécularisés, qui ne se reconnaissaient pas ou plus dans les milieux conservateurs de la diaspora. En dehors de leurs activités militantes (telles que les manifestations en lien avec l’actualité en Turquie ou la propagande du parti pendant les périodes électorales), ils organisent généralement des événements à l’occasion des fêtes nationales turques, dans une ambiance le plus souvent ludique et conviviale, ainsi que des rencontres informelles (par exemple, des soirées destinées à accueillir les jeunes récemment arrivés en France). Par conséquent, le CHP apparaît pour ces jeunes non seulement comme un espace de socialisation et d’expression politique, mais aussi comme un réseau de solidarité.

Il est également à noter que le dynamisme de la jeunesse du parti pourrait également contribuer à redéfinir l’image de ce dernier auprès d’une partie conservatrice de la diaspora (notamment sa jeunesse), encore largement marquée par une vision du parti héritée du passé, perçu comme élitiste, technocratique et éloigné des valeurs traditionnelles dominantes dans ces milieux. Ayant grandi sous le pouvoir de l’AKP, la plupart de ces jeunes se sont politisés en opposition à l’autoritarisme du régime d’Erdoğan, et défendent des idées libérales et démocratiques, tout en faisant preuve d’ouverture à autrui.

Quelles stratégies politiques ?

Il ne fait aucun doute que la présence du CHP en France s’inscrit principalement dans la stratégie électorale du parti, visant à consolider et à organiser son électorat issu de la diaspora durant les périodes électorales en Turquie. Notons que, même si son poids électoral reste limité en France, le CHP est l’un des deux partis politiques turcs, avec le parti d’extrême droite MHP, à avoir augmenté son nombre de voix en France entre deux dernières élections législatives (passant de 8,93 % en 2018 à 12,71 % en 2023). Il reste toutefois légitime de s’interroger sur la part exacte de cette progression effectivement imputable à l’organisation du parti sur le territoire français.

Lors des périodes électorales, le CHP, ainsi que d’autres partis politiques, et notamment le parti pro-kurde (HDP, DEM Parti), assume également le rôle de garantir le bon déroulement du scrutin au sein de la diaspora. À Lyon, par exemple, le parti dépêche des représentants dans les bureaux de vote, en l’occurrence dans les locaux de la DITIB (mosquée turque et centre culturel), afin de veiller à la sécurité des urnes. Ces représentants ont aussi pour mission de signaler d’éventuelles infractions à la législation électorale, telles que la violation du silence électoral sur les lieux de vote ou des cas de vote non secret.
 

Ainsi, dans un contexte où le segment conservateur et pro-gouvernement de la diaspora turque en France (avec environ 67 % des suffrages en France et plus de 86 % à Lyon en faveur d’Erdoğan en 2023) est majoritaire et nettement mieux organisé en termes de ressources matérielles et humaines, la présence du CHP dans le champ politique diasporique revêt une importance symbolique, constituant ainsi un contre-pouvoir, voire une « contre-diaspora » en opposition à la « diaspora loyale » au gouvernement. Et ce, d’autant plus que les représentations diplomatiques de Turquie se montrent généralement plus ouvertes et proches de l’aile conservatrice de la diaspora. À titre d’exemple, le 29 octobre 2023, aucun représentant diplomatique du consulat n’a honoré l’invitation du CHP de Lyon à l’événement organisé dans ses locaux à l’occasion du centenaire de la République. En revanche, une simple consultation de la page Instagram du consulat de Turquie à Lyon permet de constater la participation régulière du corps consulaire aux événements organisés par des associations telles que la DITIB, la Confédération Islamique de Milli Görüş ou encore l’UID, notamment à l’occasion de kermesses, de repas de rupture du jeûne, etc.
 

Cela dit, il convient de rappeler que le nationalisme turc, d’orientation souverainiste, constitue un élément structurant de l’identité politique du CHP. Il n’est donc pas surprenant que, sur certaines questions sensibles, telle que celle du génocide arménien, le CHP en France adopte des positions proches de celles de l’aile conservatrice et nationaliste de la diaspora turque. Bien que cette question fasse l’objet de débats internes au sein du parti, il est établi que, à Lyon, certains adhérents et responsables du CHP ont participé, en 2012, à des manifestations organisées contre le projet de loi visant à pénaliser la négation du génocide arménien de 1915, tel que reconnu par l’État français.


En ce qui concerne la participation à la vie politique française, le CHP partage des affinités idéologiques avec les partis de gauche, notamment avec le Parti socialiste5. Par ailleurs, à notre connaissance, lors des élections municipales de 2020 dans la région lyonnaise, certains membres binationaux affiliés au CHP figuraient sur diverses listes de gauche. Toutefois, ne parvenant pas à mobiliser l’ensemble de l’électorat franco-turc, majoritairement conservateur, ces candidats ne constituent pas les premiers choix des partis français adoptant une stratégie électorale clientéliste. Ces derniers tendent en effet à privilégier des personnalités franco-turques issues des milieux associatifs religieux turcs (tels que la DITIB ou Milli Görüş), jugées plus susceptibles de rallier un nombre de voix important.

En somme, portée par une nouvelle génération de militants diplômés, séculiers et attachés aux valeurs démocratiques (génération renforcée par les vagues migratoires récentes en provenance de Turquie) l’implantation du CHP dans l’espace diasporique turc en France redéfinit les lignes de clivage internes à cette diaspora. Son évolution future, de même que son impact sur les scènes politiques française et turque, mérite une attention continue, en particulier dans le contexte des défis démocratiques auxquels sont confrontées, à des degrés divers, la Turquie et les sociétés européennes.

1  Nous employons le terme « diaspora » au sens émique

2  Pour une analyse récente de l’évolution du CHP en Turquie, voir : Aurélien Denizeau, « La renaissance du Parti républicain du peuple (CHP). Phoenix ou chimère ? », Études de l’Ifri, Ifri, septembre 2024. https://www.ifri.org/sites/default/files/2024-09/la_renaissance_du_parti_republicain_du_peuple_chp._phoenix_ou_chimere.pdf

3  L’alévisme est une branche de l’islam populaire hétérodoxe, souvent présentée comme proche du chiisme. Il est estimé qu’il y a en France une population de plus de 100 000 Alévis sur une population diasporique estimée entre 700 000 et 1 000 000 de personnes. Ali Yaman et Rasim Özgür Dönmez, « Creating cohesion from diversity through mobilization: locating the place of alevi federations in alevi collective identity in europe », Türk Kültürü ve Hacı Bektaş Veli Araştırma Dergisi, 77, mars 2016, 13-36, p. 18.

4  Les associations alévies en France (Centre culturel Alévi, Alevi Kültür Merkezi en turc) opèrent sous l’égide de la Fédération de l’Union des Alévis de France (FUAF), créée en 1997.

5  Comme le CHP, le Parti socialiste est membre de l’Internationale socialiste.

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L'auteur

Elodie-Laure Jimenez est docteure en sciences préhistoriques et travaille depuis plus de 15 ans à décrypter les mécanismes complexes de l’évolution des sociétés humaines et animales. Son approche transdisciplinaire mêle sciences évolutives et environnementales, technologies, sociologie et philosophie des sciences. Elle partage son temps de recherches entre le Muséum des Sciences Naturelles de Belgique et l’Université d’Aberdeen, en Écosse.

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Du Néolithique au numérique : En quoi la centralisation des ressources représente-t-elle une menace pour la démocratie ?

Peut-on faire un lien entre le contrôle des ressources et la structuration des dynamiques de domination ?

Difficile d’imaginer que l’avènement des premières sociétés agro-pastorales il y a 10 000 ans et la révolution numérique actuelle aient un quelconque point commun. Pourtant, et bien que nous ayons troqué aujourd’hui nos productions agraires contre nos données personnelles et notre temps d’attention en ligne, chacune de ces ruptures historiques a entraîné une centralisation inédite des ressources stratégiques au profit d’une poignée d’acteurs privés. Cette réflexion sur le temps long propose de fouiller les effets de cette concentration des pouvoirs sur notre socle démocratique.

À l’origine de la centralisation du pouvoir 

À la sortie de la dernière glaciation, un réchauffement climatique majeur bouleverse les écosystèmes. Les forêts s’étendent, les graminées prospèrent sur des terres nouvellement devenues fertiles. Jusque là, les populations de chasseurs-cueilleurs étaient nomades, vivaient en petits groupes relativement égalitaires, et se déplaçaient opportunément au gré des ressources saisonnières et des migrations animales. Leur économie était adaptative (en « flux tendus », en quelque sorte) et ils prélevaient dans la nature uniquement ce dont ils avaient besoin – sans faire de stock.

Mais il y a environ 10 000 ans, petit à petit et par tâtonnements, ces populations commencent à expérimenter le modelage de la nature par la domestication. En quelques milliers d’années, ces sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades se transforment en agriculteurs, moissonneurs et éleveurs de bétail, bref, en Homo sapiens sédentaires. C’est le début de ce que l’on appelle parfois la « révolution Néolithique ».

En s’émancipant des aléas de ce que leur environnement voulait bien lui céder et en apprenant plutôt à le contrôler, l’être humain accomplit pour la première fois un pas décisif vers son extirpation durable de la nature, et réimagine foncièrement sa relation au vivant. Comme toute révolution, ce passage fait naître de nouveaux défis sociétaux et donne lieu à une organisation nouvelle. 

Dans ces sociétés, une division du travail et une hyper-spécialisation des rôles se mettent très vite en place (agriculteurs, éleveurs, artisans, prêtres, chefs). Ces choix organisationnels politiques permettent d’une part d’optimiser la productivité des ressources nécessaires à la survie de ces communautés grandissantes, et d’autre part d’encourager les innovations techniques allant dans ce sens (les artisans développent la céramique pour le stockage, la fusion du cuivre pour les outils et les armes, les systèmes d’irrigation pour les champs de cultures). 

Les céréales comme le blé, le riz, et le maïs, qui nourrissent dorénavant ces nouvelles sociétés sédentaires à travers le monde, sont profusément cultivées et récoltées. Et pour la première fois, des stocks importants de ces richesses agro-alimentaires se constituent. Ces excédents de production qu’il faut gérer, monnayer et défendre, permettent rapidement à des strates sociales de s’imposer : certaines « élites » politiques et religieuses commencent à contrôler ces biens tant convoitées (ainsi que leurs moyens de production), tandis que des groupes de guerriers se chargent de les défendre contre les attaques rivales. Les fouilles archéologiques dans certaines régions montrent d’ailleurs une nette explosion de la violence à cette période, engendrée par la lutte tribale pour le contrôle des ressources ainsi que par les inégalités sociales ayant émergé entre les différentes couches de la société. 

Mais de part l’hyperspécialisation des rôles et de l’interdépendance qui en découle, et malgré un système de redistribution de la richesse profondément inéquitable, ce contrôle hautement centralisé des ressources stratégiques donne lieu à une interdépendance entre la masse et ses « classes » dirigeantes. Petit à petit, un nouvel ordre hiérarchique voit le jour, dont la plupart de nos sociétés actuelles sont les héritières directes.

L‘éclosion des oligarchies numériques 

Bien que les greniers à grains aient laissé place aux greniers à données (serveurs, datacenters), et que les récoltes se déroulent maintenant sur les réseaux sociaux ou sur des plateformes numériques de commerce, ces mécanismes de gouvernance proto-féodale entrent étonnement en résonance avec le monde numérique d’aujourd’hui. 

Les grandes entreprises technologiques telles que les GAFAM (Google-Alphabet, Apple, Facebook-Meta, Amazon, Microsoft) réinventent et reconfigurent les rapports de pouvoir entre la population consommatrice d’informations, et ces élites qui se les approprient à leur profit. Ces géants du web détiennent aujourd’hui la quasi-totalité des ressources numériques mondiales, et bénéficient ainsi du pouvoir qui en découle. C’est en collectant, en analysant et en monétisant ces denrées précieuses, que ces « empires de la surveillance » (tels que les appelle la sociologue américaine Shoshana Zuboff) prospèrent et exercent un contrôle permanent sur nos vies quotidiennes. 

Ce phénomène est rendu possible par la sur-technologisation de tous les domaines de la vie quotidienne moderne (smartphones, dématérialisation globale des données, intelligences artificielles, Internet of Things, etc) et par l’hyperdépendance que l’on entretient avec elle. Et tout comme au Néolithique, ce phénomène de concentration des pouvoirs et de dépendance vis-à-vis de ces organisations met à mal notre souveraineté individuelle et collective.

Tout comme l’avènement des chefferies agricoles a provoqué petit à petit la perte de la maîtrise collective de la vie citoyenne au profit d’une autorité centrale, les individus se voient aujourd’hui dépossédés de leur pouvoir sur leurs propres données personnelles. Et plus grave encore, ils se trouvent parfois subordonnés à la modération numérique et à la censure gouvernementale (e.g. La Chine de Xi Jinping). Et s’il semble évident que l’accès à l’information est souvent la première victime des oligarchies, il en est également son premier moteur : les campagnes de manipulation de l’opinion publique sont devenues monnaie courante et montrent que la technologie peut maintenant être efficacement utilisée pour orienter des décisions démocratiques. Les études sérieuses à ce sujet ne manquent pas, et permettent notamment de mettre en lumière l’exploitation de données personnelles pour influencer des intentions de vote (comme ce fut le cas avec le scandale Facebook-Cambridge Analytica), ou encore l’influence massive des armées de bots (faux comptes automatisés) ayant par exemple relayé de fausses informations sur Twitter avant les élections étasuniennes de 2016.

Mais ne sacrifions pas la moisson à cause d’un mauvais épi : ces géants de la tech nous rendent aussi la vie plus facile. Tout comme les classes guerrières qui veillaient autrefois au grain et qui dispensaient la masse productrice de la pénible corvée de défense de leurs terres, les entreprises technologiques allègent aussi notre quotidien. Elles automatisent de nombreuses tâches fastidieuses, permettent de rester en contact avec nos proches, mais aussi de collaborer au-delà des frontières et de partager des informations en un temps record. Les réseaux sociaux – ces sortes de structures tribales où chacun cherche sa famille symbolique – peuvent aussi donner naissance à de belles avancées démocratiques. Souvenons-nous des manifestations historiques qui ont eu lieu après la mort de Mahsa Amini en 2022 et qui ont permis de mettre en lumière la misogynie systémique de la loi iranienne et son impunité policière, ou encore la Révolution du jasmin en 2010 qui a enclenché depuis la Tunisie la grande marche du Printemps arabe. Ce sont des plateformes comme Twitter ou Instagram qui ont permis d’orchestrer ces manifestations et de documenter en direct les dérives gouvernementales. Il n’a jamais été aussi facile de coordonner des soulèvements populaires, et jamais été aussi accessible de développer notre conscience collective et politique. 

Mais la position quasi-monopolistique d’une poignée d’acteurs privés dont le seul but est l’amas de ressources et de capital fossilise des dynamiques de contrôle absolu dont l’Histoire nous a déjà maintes fois montré les dérives. Ce « techno-féodalisme » (terme proposé par l’économiste et sociologue Cédric Durand) dessert globalement notre intérêt individuel et social. En définissant les dynamiques de contrôle absolu sur les ressources

Lorsque nous parcourons notre feed (il est d’ailleurs difficile de ne pas voir l’ironie de ce terme anglais qui renvoie au champ lexical de l’alimentation), l’information de masse que l’on y consomme est déjà algorithmiquement tamisée, prémâchée et tristement addictive, et cette hyperdépendance entretient notre aliénation à un système qui nous exploite. Si nous imaginons internet comme une vaste cantine informationnelle où nous nous servons en fonction de nos envies et de nos besoins, nous nous complaisons dans l’illusion. Les algorithmes de recommandation des moteurs de recherches et des réseaux sociaux limitent grandement la marge de manœuvre individuelle en nous exposant presque exclusivement à des informations et à des points de vue qui confirment nos opinions.

Ce tribalisme numérique nous enferme ainsi dans une « bulle de filtrage », c’est-à-dire une réalité numérique cohérente mais fortement biaisée, qui, sans jamais nous exposer à une diversité d’opinions, nous conforte simplement dans notre vision du monde. Par conséquent, comment imaginer que la qualité du débat démocratique ne pâtisse pas d’une recette basée sur le sensationnalisme, les trends et les pièges à clics ? Ce pouvoir d’influence centralisé et partisan, sur lequel le citoyen lambda n’a aucun pouvoir apparent, met à mal les principes mêmes du débat démocratique et entache notre droit fondamental à la liberté de recevoir des informations sans contraintes (article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948).

L’éducation numérique, un outil de lutte contre la nouvelle illusion démocratique 

À la différence des cas de figure (pré-)historiques évoqués plus haut dans lesquels les masses productrices sont volontairement maintenues dans l’ignorance, une part grandissante de la population mondiale a maintenant accès aux outils numériques en ligne. Tout citoyen du 21e siècle ayant accès aux réseaux sociaux ou aux médias en ligne a l’illusion d’être correctement informé, de détenir la vérité, et d’orienter ses choix politiques en toute connaissance de cause. Et si la fracture numérique entre citoyens connectés et déconnectés à l’échelle mondiale reste encore colossale, il semblerait que le danger viennent surtout du clivage existant au sein même des individus connectés.

Car force est de constater que la plupart de la population connectée est aussi très peu formée à la compréhension des mécanismes qui se cachent derrière les informations auxquelles elle a accès, et à l’identification des dérives algorithmiques des géants de la tech. Il y a ceux qui savent manier les outils numériques (aisance avec les machines et les logiciels), qui vérifient leurs sources, qui ont pu développer un esprit critique affûté, et qui s’exposent volontairement à des points de vue divergents. En bref, qui ne sont pas des consommateurs crédules d’informations en ligne. Et il y a les autres, en réalité la grande majorité des citoyens connectés. Ceux-ci présentent encore un trop faible niveau de littératie numérique, n’ont souvent pas assez de recul sur la nourriture numérique qu’on leur donne, et paradoxalement, vivent souvent dans l’illusion d’être bien informé.

Cette illusion démocratique est pernicieuse, car elle donne l’impression aux citoyens qu’ils ont plus de pouvoir qu’ils n’en ont en réalité. Cette chimère populaire les rend ainsi naturellement moins enclins à revendiquer des droits ou à entamer des actions de défense politique concrètes. Qui n’a jamais signé une pétition en ligne pensant user stratégiquement de son droit civique ? Alors que pendant ce temps, les véritables lieux de pouvoir (que sont les conseils d’administration des GAFAM, ou encore les institutions gouvernementales nationales ou internationales, où des illettrés du numérique négocient ensemble… les régulations du numérique) restent encore très largement hors de portée du grand public. 

Pourtant, le maniement critique de ces outils numériques — puissants mais fortement biaisés — est une condition sine qua non à la prise de décisions citoyennes intègres et à la maîtrise de son destin civique, et c’est pourquoi la lutte contre l’illectronisme sera certainement un enjeu fondamental des générations à venir.

En profitant d’un cadre juridique international flou, les géants du web continuent à amasser sans vergogne les ressources que nous générons. Le plus alarmant étant que cette concentration de pouvoir dépasse souvent, et à bien des égards, la puissance des États. Cet accaparement de l’autorité par une élite non-étatique altère le contrat social démocratique : qui commande ? Pour qui ? Pour quoi ? La démocratie à l’heure du numérique doit se penser avant tout comme un processus de décentralisation — du pouvoir, et donc des données. 

Grâce à internet et à la prodigieuse globalisation des savoirs, nous avons maintenant la chance de pouvoir prendre du recul sur les mécanismes complexes d’assujettissement à travers le temps long (comme la néolithisation, la féodalisation). L’introspection historique pourrait peut-être s’avérer une bonne alliée pour nous libérer du joug de nos maîtres de la tech, et pour nous aider à repenser de nouvelles dynamiques démocratiques qui s’appliqueraient à l’ère du tout-digital. En tout cas, c’est peut-être sur ce terrain que se cultivera notre prochaine révolution néo-numérique.

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Les uns les rejettent, les autres les adulent. Dans cet article, nous montrons que le dèmos ne peut se refuser au cri (en général) ou aux cris (en particulier). Un dèmos sans cri caractérise une démocratie morte !

L'auteur

Christian Ruby est docteur en philosophie et enseignant, ayant notamment exercé à l’École d’art et de design TALM – site de Tours. Il est membre de l’Observatoire de la liberté de création et de l’Association pour le développement de l’histoire culturelle (ADHC). Spécialiste en philosophie politique, il est également reconnu pour ses analyses des pensées de Jean-François Lyotard et de Jacques Rancière.

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En démocratie, le dèmos ne relève pas d’une identité, mais d’un cri

Que penser des cris qui émaillent la vie démocratique ?

Face à des conflits sociaux ou culturels, sacrifierons-nous notre capacité d’action politique au silence et à l’indifférence ? Certes non ! Nombre de philosophes démocrates y insistent ! Indignons-nous, manifestons et crions dans la rue. Ces philosophes récusent les propos ordinaires de la science politique et les morales du débat argumenté. Ils veulent éliminer l’hypothèse selon laquelle les cris seraient une pensée en action, participant du dèmos. Une démocratie dans laquelle ne se profère aucun cri est une démocratie morte ! Telle est la leçon du philosophe des Lumières Montesquieu.

Commençons par un constat : au cœur de telle rue ou de telle place, surgissent parfois des cris de manifestants. Ils indiquent une colère ou une indignation et appellent à les rejoindre. Écoutez bien les sons qui vous arrivent. Vous réussissez très vite à les distinguer de ces hurlements particuliers, râles de quelques-uns et appels divers qui meublent aussi la rue au quotidien. Ce sont des cris spécifiques. Deux choses y sont importantes : la hauteur et le rythme des sons, et la forme sensible d’une manifestation que des slogans explicitent. Ces cris, politiques, en foule, constituent une pensée en porte-voix. Ils gardent peu de choses de la voix individuelle ordinaire, et encore moins de la voix des chanteurs. Ils se font multitude. Ils rassemblent sans préséances inutiles les un(e)s et les autres afin de lier une force dans la rue à la légitimation d’une préoccupation.


Ceci constaté, il est judicieux de se demander si crier ainsi fait vraiment office de contribution à la vie politique démocratique. Un cri, n’est-ce pas uniquement une espèce de fureur passagère, tout juste bonne à susciter une curiosité momentanée ou un effroi ? Si les manifestants, en marche ou en sit-in sont persuadés qu’avec leurs cris ils vont soulever le vide d’une cité figée, ne se trompent-ils pas ? Si effectivement ils ne suivent pas la voie des habitudes politiques canalisées par des règles et donnent en marchant forme à une puissance dans la rue, participent-ils vraiment de la vie d’une cité qui se veut démocratique, c’est-à-dire, pour une part, à une vie de délibérations impliquant un art de l’argumentation ? Effectivement, le cri n’appartient pas directement à ce registre.

Le cri d’un manifestant n’est pas une nuisance : il est la traduction sensible d’un tort.


Lançons-nous alors dans une série de questions concernant ces cris d’indignation et de dissentiment. Parmi les considérations venant à l’esprit, il y a d’abord une difficulté. Le mot « cri » peut désigner toutes sortes d’expressions : un son, une réaction, un acte de langage, une image, une dramaturgie esthétique, une métaphore, parfois des lieux (une place) ou des temps (des périodes de grève) selon les sociologues qui le cantonnent par exemple trop vite à « la banlieue » ou aux Gilets Jaunes (et leur cri « ahou » lancé à la manière des Spartiates). Que signifie « cri » dans le cas qui nous préoccupe ici ?


Un détour par le dictionnaire s’impose. Il souligne une curiosité. Le terme « cri » provient du verbe crier, du latin criare : dire d’une voix retentissante, crier au secours, protester. Cette étymologie est assortie d’une remarque, qui résulte d’un propos très ancien. C’est à Rome que cela se passe. Dans ses discours, l’écrivain romain Varron dérive « cri » de quiris, citoyen. « Cri » dirait alors : « convoquer les citoyens ».

Voilà qui nous concerne directement.


La vie publique


Sortons de l’histoire romaine, reportons la leçon de Varron à nos conditions politiques modernes, démocratiques, et aux notions qui lui servent de support : dèmos (peuple), voix, loi, droit, État de droit, espace public. Autant de notions sujettes à définitions, discussions, histoire, mais aussi à éducation politique. Curieusement, la notion de cri n’est pas contenue dans cette liste ! Elle serait plutôt opposée à « voix » et/ou à « parole ».


Et pourtant, il a fallu crier, donc donner de la voix, parler fort pour « avoir » la démocratie (historiquement). Il faut crier (à présent) pour « avoir » des lois justes, pour obtenir des réformes ou se plaindre de mauvais traitements ou faire valoir des futurs. Devant les réductions des crédits de la culture, devant les inégalités qui s’approfondissent, devant les censures d’œuvres ou de propos politiques, acceptons-nous pas d’être empêchés de prendre des positions que les cris signifient en public, de creuser des écarts dans l’usage des voix et de muer les cris en actes destinés à faire bouger les places attribuées, notamment dans des délibérations publiques. Demander, et n’obtenir qu’en importunant par des cris, conduit bien à des résultats. Même si parfois cela expose à des répressions sévères. Preuve que la société, comme la politique démocratique, est divisée par des rapports de force. Du point de vue démocratique justement, un véritable jeu d’opposition et un enjeu se dessinent là.

Autour du cri se partagent des appréciations et des considérations politiques qui ont une incidence sur l’effectuation de la démocratie, ainsi que le souligne Aristote. Cette manifestation sensible des citoyennes et citoyens est combattue par ceux qui réduisent la politique au charme discret de la conversation réputée pacifique, et le cri public au désagrément inaudible d’une sécession. Elle l’est aussi plus insidieusement par ceux qui considèrent que les cris de leur parti en foule défilante sont en soi légitimes parce qu’elles constituent une forme de délibération du « peuple » dans la rue, les cris des « autres » étant évidemment illégitimes et nuisibles ! Enfin, plus généralement, l’idée que le cri pourrait passer pour une notion centrale dans une théorie de la démocratie produit un sentiment négatif. Le terme ne recouvrirait que des perspectives désastreuses, des hurlements incompréhensibles, une absence de paroles communes réelles et possibles.

Crier, ce n’est pas rejeter le débat : c’est réclamer d’y être inclus.

Du point de vue de l’enjeu, il est possible de reconsidérer entièrement cette « nuisance » sonore, phonique (dans la rue) ou écrite (sur des affiches, dans des tracts ou des libelles). S’il n’est pas question d’ennoblir inutilement le terme, il reste central de faire entendre dans le « cri », manifesté ou théorisé, une pensée en acte, une puissance politique positive liée à la fois à une conception de la société comme communauté fracturée, à une conception de la justice à rectifier et à la nécessité d’une réinvention permanente de la démocratie.

Les philosophes démocrates n’ont pas exclu le cri des affaires publiques ou de la politique. Le cri, constatent-ils, a bien trait non seulement à des mouvements dans les lieux et l’espace publics mais encore au devenir d’une démocratie qui ne saurait être donnée une fois pour toutes, au peuple qui ne relève d’aucune identité figée, à la loi, au droit et à l’État de droit. S’il reste l’objet d’une curiosité critique de la philosophie pour la politique, c’est parce qu’il se pourrait que l’instauration de la politique tienne justement à des cris. Bien que se livrent aussi des références différentes aux cris, puisqu’on tente parfois de le ou les masquer ou de le ou les mépriser afin de détourner l’idée même d’action politique. Signant une forme d’intervention publique (sonore, imagée ou théorique comme le sont les « écrits-cris »), même s’il faut distinguer le cri de la rue, le cri dans la rue, le cri des « gens » de la rue, ou le cri des « gens » dans la rue, les cris d’indignation et de dissentiment lancent la révolte, orientent et polarisent, incitent à argumenter sur tel point afin de le rendre litigieux. Ils se multiplient dans l’effervescence ou l’enthousiasme, et demeurent pleinement politiques.


Un devenir démocratie infini


À examiner de près les manières de caractériser la voix humaine dans le registre de la « communication » politique ou du paysage sonore public, on ne peut pas rester insensible à l’identification méprisante, par certains, des cris humains à des registres animaux (bêlement, braiement…), voire à l’animalité ainsi que l’accomplit le philosophe Alain en 1927, et par d’autres à de simples clameurs insignifiantes. La gamme des interprétations négatives des cris humains dans la rue est bien elle-aussi un objet politique. Elle refuse aux cris le statut de proclamation. Elle se contente de fustiger le cri, il ne serait qu’un bruit qu’aucune oreille ne saurait retenir ou prendre au sérieux.

La question du cri, en démocratie, se trouve ainsi prise au cœur d’une mésentente et d’un jeu d’opposition non seulement avec les notions de débat, de délibération, mais encore avec les notions de clameur, de murmure ou de rumeur. Les leçons morales actuellement diffusées contre ladite « culture du clash » par fait de brutalisation de la vie publique ou un climat social délétère par absence, dit-on, de véritable dialogue, sont orientées par cette mésentente, réduite à la condamnation du cri dogmatique péremptoire qui ne donnerait même pas ses raisons et du cri incapable de donner forme à une réflexion. Ces leçons constituent une sorte de victoire du principe du « communicable » – valorisant les démocraties libérales établies du consensus, au sens des travaux du philosophe Jürgen Habermas – sur le désaccord ouvrant sur un devenir. Du moins, si le premier est identifié à l’énoncé d’arguments clairement formulés (comme si la table des débats était toujours stable !), et le second à des vociférations brutales.

Or, la vie démocratique doit être pensée aussi à partir du statut prêté au cri ou aux cris. Non seulement il apparaît vite que cri et consensus, par exemple, s’opposent surtout sur la manière de concevoir la démocratie, mais encore sur la fin de la démocratie qui coïnciderait avec l’effacement du cri et de son cri originaire (les révolutions), comme en un idéal à viser, pourtant toujours reporté dans les faits.

Autrement dit, concernant le cri, de quelles actions y a-t-il cris ? Comment distinguer vociférations, brouhaha et cri ? Entre quels membres du corps social cela a-t-il lieu ? Comment penser le rapport démocratie et cri, ou plutôt devenir dèmos par le cri ? Une telle réflexion provoque évidemment un embarras parce que l’enjeu n’est pas qu’on s’entende bien ou mal, comme on le dit souvent, au droit de la forme des débats politiques. Les propos échangés autour du cri et de son usage ne sont pas seulement équivoques. L’enjeu n’est pas non plus que les mots aient enfin un sens bien défini… ou qu’on apprenne définitivement ce que les mots veulent dire !

Pour prendre de la hauteur avec notre époque, pensons au cri d’indignation sociale (« Quoi ! Toujours laquais ! », s’exclame Jean-Jacques Rousseau à propos de collègues en service), au cri du manifestant méprisé par les autorités (« démission ! » à propos d’un ministre, d’un président), au cri des peuples opprimés ou gommés (« rendez-nous nos terres ! »), au titre du journal de Jules Vallès (Le Cri du Peuple), d’une collection « Tracts » chez un éditeur, aux cris historiques qui vident une situation pour en forger une autre : « À bas le roi ! Vive la nation ! » (Honoré-Gabriel Mirabeau), « Mourir plutôt qu’être asservi ! » (l’esclave), mais aussi aux affiches-cri, ainsi qu’aux écrits-cris (cf. notre article dans la revue L’Étrangère, « Le cri-écrit : potentiel protestataire des intellectuels ? Minima Moralia, Theodor W. Adorno », 2018).


D’une manière ou d’une autre, ces cris d’insoumission, de soulèvement, de dissidence, de désobéissance, d’inconduite ou de « contre-conduite » (comme le souligne le philosophe Michel Foucault, le 11-12 mai 1979, dans un texte republié dans Dits et écrits, III) se rapportent à la question de la justice et de la politique. Sur ces deux plans, la question à élaborer est celle de savoir moins comment les cris sont émis, que par qui, à partir de quel tort, et comment les cris sont-ils entendus par ceux auxquels ils s’adressent, s’ils le sont. Elle est aussi de savoir dans quelle mesure leur compréhension permet de forger une théorie de la pratique politique ou de l’histoire à faire.

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L'auteur

Cet article a été publié dans le cadre d’une collaboration éditoriale avec le magazine Diplomatie. Il a été rédigé par Jean-Yves Colin, expert Asie du Nord à l’Asia Centre. Article paru dans la revue Diplomatie n°132, mars-avril 2025.

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Assiste-t-on à une véritable crise de régime en Corée du Sud ?

Comment la tentative avortée de loi martiale du président Yoon Suk-yeol a-t-elle déclenché une crise institutionnelle sans précédent en Corée du Sud ?

À la suite du décret pris à l’initiative du président Yoon Suk-yeol, puis de son retrait par ce même président après le vote hostile de l’Assemblée nationale et enfin de la motion de destitution du président et de diverses arrestations (ministre de la Défense, hauts gradés militaires et de la police…), le pays s’est enfoncé dans une crise sans doute plus grave que celle, en 2016 et 2017, qui a abouti au départ de la présidente Park Geun-hye.

À la suite du décret pris à l’initiative du président Yoon Suk-yeol, puis de son retrait par ce même président après le vote hostile de l’Assemblée nationale et enfin de la motion de destitution du président et de diverses arrestations (ministre de la Défense, hauts gradés militaires et de la police…), le pays s’est enfoncé dans une crise sans doute plus grave que celle, en 2016 et 2017, qui a abouti au départ de la présidente Park Geun-hye.

Chronologie d’une crise

Le vote de la motion de destitution le 14 décembre 2024 a déclenché le processus menant à une décision de la Cour constitutionnelle visant à confirmer ou infirmer cette destitution, et au transfert temporaire des pouvoirs présidentiels au Premier ministre. Ce dernier, Han Duck-soo, est brièvement devenu président par intérim avant d’être lui-même le sujet d’une nouvelle motion de destitution. Le ministre de l’Économie et des Finances, Vice-Premier ministre, Choi Sang-mok, est alors devenu à son tour président et Premier ministre par intérim.

Le rejet de Han Duck-soo dans sa fonction de président par intérim et de Premier ministre est intervenu le 27 décembre du fait de son opposition à la désignation de trois juges à la Cour constitutionnelle sans qu’il y ait eu, selon lui, consensus entre le Parti du pouvoir au peuple (PPP), conservateur, et le Parti démocratique (PD), opposition majoritaire à l’Assemblée, conformément aux usages antérieurs, mais aussi probablement pour suspicion de ne pas s’être opposé avec vigueur à la décision du président, voire d’y être impliqué. La désignation de nouveaux juges constitutionnels était une étape importante du processus de destitution du président Yoon : la Cour, normalement composée de neuf juges, doit voter la destitution avec une majorité de six et un quorum de sept ; or, à l’automne 2024, les fonctions de trois d’entre eux avaient pris fin. Début janvier, le second président par intérim a donné son accord à la désignation de deux juges et retenu sa décision pour le troisième. Ces péripéties n’ont pas empêché la Cour de se réunir pour une audience préparatoire le 27 décembre et de considérer qu’elle pouvait délibérer. Les avocats du président Yoon, ce dernier pouvant être absent ou présent, et le président de la Commission des lois de l’Assemblée en tant que procureur participent aux audiences. Une première eut lieu le 14 janvier, mais n’a duré que quatre minutes en l’absence du président, puis d’autres ont été organisées, y compris en présence du président.

La Cour dispose d’un délai de 180 jours pour rendre sa décision à compter du vote de la motion de destitution (14 décembre) ; dans deux cas précédents, ceux des présidents Roh Moo-hyun et Park Geun-hye, en 2004 et 2017, la Cour avait pris respectivement 63 et 91 jours avant, d’une part, de rejeter la destitution et, d’autre part, de la valider. Le président de la Cour a déclaré vouloir agir vite dans le cas actuel.

En parallèle, des procédures ont été lancées par le Parquet de Séoul et par la Commission d’enquête sur la corruption des hauts fonctionnaires (le CIO, pour reprendre l’acronyme anglais) qui ont fait cause commune après quelques jours. Si le président Yoon bénéficie d’une immunité présidentielle, celle-ci est invalide en cas d’insurrection et rébellion. Ce sont ces motifs que le CIO a invoqués pour ordonner plusieurs convocations à un interrogatoire puis un mandat d’arrêt. Dans un premier temps, Yoon a refusé d’accuser réception de ces convocations et de se présenter physiquement ; les représentants du CIO accompagnés de nombreux policiers ont été empêchés d’accéder à la résidence du président en raison de l’opposition de ses partisans qui contestent la légalité de ce mandat d’arrêt. Le premier mandat ayant expiré au bout de six jours, le CIO et le Parquet en ont formulé un second ; en vue d’éviter des violences, Yoon a finalement cédé et a été provisoirement arrêté le 15 janvier, mais a refusé de répondre aux questions de la Commission, ses avocats et lui-même arguant de l’illégalité de la procédure et des motifs invoqués.

Au terme de la garde à vue provisoire et dans le but de la prolonger, le CIO a transmis le dossier aux procureurs en recommandant une inculpation. Le procureur du district de Séoul a d’abord sollicité une extension de la garde à vue du président mais, à deux reprises, un tribunal l’a rejetée ; le procureur, après consultation des autres procureurs, a alors décidé le 26 janvier d’inculper le président, ce qui a permis l’extension de l’incarcération. Il a invoqué l’organisation d’une insurrection par conspiration avec le ministre de la Défense et d’autres hauts gradés militaires et policiers ainsi que le projet de faire arrêter diverses personnalités dont le président de l’Assemblée et les chefs des principaux partis politiques. L’insurrection et la rébellion sont des actes passibles de l’emprisonnement à vie et de la peine de mort.

Le pays face à une crise de régime ?

L’empêchement du projet de loi martiale a d’abord entrainé diverses arrestations et démissions de conseillers et hauts fonctionnaires. Les événements qui ont suivi ont aggravé les tensions politiques. Le PD a ainsi envisagé de déposer une motion de destitution contre Choi Sang-mok faisant fonction de président pour ne pas avoir ordonné aux services de la sécurité présidentielle de laisser la voie libre aux représentants du CIO ni sanctionné son responsable qui a démissionné quelques jours plus tard avant d’être interrogé. De plus, le CIO a menacé de sanctions administratives et pénales les membres du ministère de la Défense et des services de la sécurité présidentielle qui s’opposeraient à l’exécution du mandat d’arrêt. De leur côté, les avocats du président ont formulé des recours en justice contre le chef du CIO, dix de ses collaborateurs et le Parquet de Séoul, invoquant l’illégalité des mandats d’arrêt et de perquisition du domicile et des bureaux du président Yoon ; ils poursuivent également en justice pour abus de pouvoir le responsable de l’Agence nationale de police et le ministre de la Défense (le titulaire précédent étant arrêté).

La décision du 3 décembre a aussi eu pour effet de jeter le trouble au sein du PPP, soutien naturel du président Yoon. Han Dong-hoon, président du parti, et ex-collègue de Yoon Suk-yeol au Parquet, a démissionné après quelques atermoiements en vue d’un « départ ordonné » du président. Le PPP se trouve dans la situation embarrassante de ne plus soutenir ouvertement Yoon et de ne pas appuyer les tentatives du PD pour exiger le départ et les inculpations de membres du gouvernement et de la haute fonction publique.

Par ailleurs, un débat en cours entre juristes concerne la validité des motifs d’insurrection et de rébellion ; des propositions de loi visant la désignation de procureurs indépendants à l’encontre du président et de son épouse ont fait l’objet de vetos de la part du second président par intérim, sans dissuader le PD de reprendre ces propositions en les aménageant.

Depuis décembre, les manifestations se sont multipliées en Corée, notamment à Séoul, pour réclamer la démission et l’incarcération du président ou pour protester contre les votes de l’Assemblée et les mandats d’arrêt du Parquet et du CIO. Le 19 janvier, les partisans du président ont envahi les locaux du tribunal qui a prolongé sa détention. Si, selon les sondages d’opinion, 75 à 80 % des Coréens interrogés estiment que le président Yoon a mené une insurrection, il n’en reste pas moins qu’une partie de l’opinion, certes minoritaire, est très hostile à sa destitution et considère que le PD poursuit un coup de force contre lui, et fait potentiellement le jeu de la Corée du Nord. Des sondages très récents montrent une légère remontée de popularité du président Yoon de l’ordre de 30 %. Ces manifestations sont par ailleurs soumises à un flux important de rumeurs sur les réseaux sociaux.

En définitive, le déroulement des événements conduit à une polarisation de plus en plus forte de la société, déjà divisée en deux camps quasiment égaux, comme l’avaient montré l’élection de Yoon à une très faible majorité en mars 2022 et, auparavant, le rejet de son prédécesseur, Moon Jae-in, issu du PD. Jusqu’à présent, les manifestants des deux camps n’en sont pas venus aux mains grâce à l’intermédiation des forces de police, mais rien n’assure que cela dure, surtout si la procédure constitutionnelle devait ne pas aboutir rapidement.

Une crise aux racines anciennes

L’origine de la crise actuelle, du moins à court terme, est évidemment le « coup de sang » du président Yoon et sa décision insensée et très risquée au regard de l’équilibre des forces parlementaires (absence de majorité pour le PPP, proximité favorable au PD avec 192 députés du seuil de 200 voix du vote d’une motion de destitution).

De façon plus lointaine, cette crise est née de la victoire de Yoon face à Lee Jae-myung, chef du PD depuis mars 2022. Le PD a d’autant moins accepté la victoire du candidat conservateur en 2022 qu’elle fut acquise à une très faible marge (0,7 %) et que les élections générales d’avril 2024, en renforçant la majorité parlementaire de ce parti, ont constitué un désaveu du président. Quant à Lee Jae-myung, à la suite de divers scandales immobiliers et politiques, il est aujourd’hui à la merci d’un recours en appel après un jugement lui infligeant une peine de prison d’un an, et est menacé d’être inéligible ; il est sans doute pressé d’anticiper l’élection présidentielle normalement fixée à 2027. Le PD est aussi sous la surveillance de la justice ; son ancien chef Song Young-gil a été condamné le 8 janvier à deux ans de prison pour avoir reçu l’équivalent d’environ 500 000 dollars de donations considérées illégales.

La cohabitation entre un président conservateur et une opposition majoritaire à l’Assemblée a produit un blocage de l’action publique, un harcèlement du PD sous forme de motions de destitution à répétition, des vetos présidentiels en réponse à certaines lois et enfin des attaques personnelles à l’égard de Kim Keon-hee, épouse de Yoon Suk-yeol. Cette situation explique sans le justifier le choix présidentiel des mesures d’urgence aux bases légales très fragiles. Ce recours est aussi le reflet du caractère autoritaire voire autoritariste du président, qu’il avait déjà montré en étant chargé des poursuites à l’encontre notamment de la présidente Park Geun-hye. C’est aussi l’effet de la persistance au sein du camp conservateur et de certains membres de l’état-major des forces armées et du ministère de la Défense de réflexes venant de la guerre de Corée et de la période dictatoriale, entretenus par la menace nord-coréenne. Il ressort des débats actuels que depuis au moins le printemps le président Yoon réfléchissait avec un groupe de conseillers et militaires proches à des moyens de sortir de l’impasse politique existante, avec un intérêt croissant pour la mise en œuvre de la loi martiale par le président Chun Doo-hwan en 1980. Le vote de l’Assemblée de réduire le budget des services présidentiels et d’autres administrations, vécu comme une ultime provocation, a été le prétexte de son « coup de sang ».

La vie politique sud-coréenne est de fait divisée. Les événements des dernières années — les inculpations, destitutions et emprisonnements des présidents conservateurs Park Geun-hye et Lee Myung-baek, la tentative de destitution du président Roh Moo-hyun auparavant puis son suicide, l’incapacité du président Moon Jae-in à apporter des solutions aux questions économiques et sociales, qu’attendait son électorat — ont clivé la société. Aux distinctions traditionnelles entre provinces s’en sont substituées d’autres (entre Séoul ou grands centres urbains et campagnes, hommes et femmes, générations…), accompagnées du sentiment d’une grande partie de la population que la démocratie ne peut plus s’accommoder de pratiques qui rappellent un passé honni et rejeté.

Il est à craindre que la crise perdure. Sa résolution dépend de la capacité de la Cour constitutionnelle à rendre une décision — ce qui suppose la constitution normale du dossier d’instruction et une Cour en mesure de prendre d’ici mars prochain cette décision, deux nouveaux juges étant susceptibles de quitter leurs postes fin mars ou avril. De plus, d’autres audiences de la Cour pèsent sur la vie politique, comme celles concernant l’ancien Premier ministre. En cas de destitution, une élection présidentielle devrait se tenir dans les 60 jours. Le plus sage aurait été de laisser cette Cour instruire et débattre, en vue de retrouver un fonctionnement normal de l’État. Force est d’observer que les procédures du CIO et du Parquet ont ajouté des tensions à une situation déjà trop agitée. Elles reflètent le poids croissant, au fil des années, des procureurs dans les affaires publiques et leur inclination à inculper et faire emprisonner les personnes concernées, souvent graciées au terme de quelques années, éventuellement par leurs opposants politiques alors au pouvoir. Cette situation a plus détérioré la vie politique et la réputation de ses participants que consolidé leur crédibilité dans l’opinion. En tout état de cause, le parallélisme des procédures constitutionnelle et pénale peut susciter des interrogations, donner le sentiment d’un Parquet qui préempte la Cour et créer une suspicion d’acharnement, voire de hargne et de coup de force, du PD et du Parquet.

Une crise qui aggrave la situation économique

La situation politique depuis décembre n’a, à ce stade, pas gravement affecté l’économie. La croissance a été de 2,1 % pour 2024 malgré une prévision initiale de 2,4 à 2,6 %. La Banque de Corée prévoit 1,6 à 1,7 % en 2025. Le taux de chômage demeure bas (3,8 %) et l’inflation contenue (1,9 % en 2024, 2,2 % en janvier 2025 en variation annuelle). En 2024, en raison d’une demande intérieure médiocre, la croissance a été tirée par les exportations en hausse de 8,2 %, avec une forte progression sectorielle de 44 % pour les semi-conducteurs et une part de 10,5 % pour les États-Unis en termes géographiques. En définitive, la balance des opérations courantes, incluant les transactions de services, a été excédentaire de presque 100 milliards de dollars en 2024, le triple de l’excédent 2023. C’est la raison pour laquelle les menaces douanières du président Trump font très peur à Séoul. La crise politique érode cependant la confiance : les indices de confiance des entreprises et des consommateurs reculent de 10 % environ et les instituts de recherche font état d’un affaiblissement de la production industrielle et d’une baisse de la demande privée. L’érosion de la situation économique est dès lors devenue une question politique à travers la nécessité d’un soutien budgétaire dont l’ampleur et la nature opposent les parlementaires ; le PPP a compris que reprocher au PD un « arrêt » de l’économie pouvait lui être favorable. En revanche, le KOSPI, l’indice de la bourse de Séoul, ne s’est pas effondré, variant entre 2 400 et 2 500 depuis décembre dernier, mais en recul depuis un plus haut de presque 2 900 à la mi-juillet ; le won a faibli, le dollar progressant de 1 400 à 1 450-1 500 KRW. Les agences de notation n’ont pas dégradé la Corée du Sud qui bénéficie d’une situation satisfaisante de ses finances publiques et d’une gestion attentive de la Banque de Corée.

Quelles perspectives ?

Certains considéreront que la crise en cours reflète une forme d’immaturité et de jeunesse de la démocratie sud-coréenne. Cette appréciation ne serait pas dénuée d’une certaine condescendance car elle n’est pas évoquée en cas de crise politique en Espagne, au Portugal ou en Grèce, pays qui ont connu des gouvernements autoritaires avant de devenir des démocraties, ou dans les pays d’Europe centrale et de l’Est devenus démocratiques après la chute du mur de Berlin en 1989. Coup de sang ou « faute grave de jugement », selon l’expression d’un responsable de l’administration Biden, le président Yoon a plongé son pays dans une crise profonde mais la démocratie a résisté : les forces armées ont hésité et n’ont pas obéi aveuglement à leurs hiérarchies, les parlementaires ont réagi très rapidement, les milieux d’affaires n’ont pas soutenu l’initiative présidentielle et l’opinion publique s’exprime avec vigueur. Cette crise devrait cependant conduire les forces politiques à réfléchir à leurs comportements, à abandonner les réflexes issus du passé et enracinés dans la guerre de Corée s’agissant du camp conservateur et, pour les progressistes, leurs postures parfois confites de fausse morale. Elle donne à l’évidence un avantage politique au PD et à Lee Jae-myung en cas d’élection présidentielle.

La crise n’est pas sans conséquence en matière de politique étrangère. Le président Yoon a ouvert la voie de la réconciliation avec le Japon et donné du poids à son pays dans l’axe États-Unis / Japon / Corée du Sud, alors que le PD et en particulier son chef actuel sont connus pour leur réserve à l’égard de l’allié américain, ancrée dans l’histoire de la dictature militaire, une certaine hostilité au Japon liée à la période coloniale et une forme de bienveillance vis-à-vis de la Chine voire de la Corée du Nord — ce que l’ancien président Moon avait traduit en cherchant une équidistance entre voisins et alliés de son pays. Les passages à Séoul du secrétaire d’État sur le départ Antony Blinken puis du ministre japonais des Affaires étrangères Iwaya Takeshi, ainsi que les premiers contacts avec l’administration Trump, s’inscrivent dans ce contexte qui favorise les régimes autoritaires de Pékin, Moscou et Pyongyang.

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L'enjeu

Alors que la participation électorale s’effondre et que les mobilisations sociales expriment une demande toujours plus forte de démocratie directe, la France traverse une crise démocratique aux multiples facettes. Représentativité affaiblie, procédures opaques, institutions figées : les signaux d’alerte se multiplient. Face à ce constat, Dorian Dreuil, spécialiste de l’engagement citoyen, propose de repenser en profondeur les modalités de participation démocratique.

L'intervenant

Dorian Dreuil est membre de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation Jean-Jaurès, porte-parole du collectif Démocratie ouverte et co-président de l’association A Voté, qui milite pour l’inclusion électorale. Spécialiste de la participation citoyenne, il a publié Plaidoyer pour l’engagement citoyen (2019) et Rendre les doléances – Enquête sur la parole confisquée des Français (2022). Dans ses travaux comme dans son engagement, il interroge les limites de notre démocratie représentative et explore les nouvelles formes d’implication civique.

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La démocratie représentative ne suffit plus à elle seule

Peut-on envisager une démocratie continue mêlant élections, participation et tirage au sort ?

Au fil des dernières années, les phénomènes d’abstention, de remise en question des formes traditionnelles de représentation et de recherche d’alternatives participatives se sont installés durablement dans le paysage politique français. Loin de se limiter à des réactions conjoncturelles, ces dynamiques traduisent une transformation plus profonde des attentes citoyennes vis-à-vis des mécanismes démocratiques.

Depuis plusieurs années, la défiance envers les institutions ne cesse de croître. À quoi attribuez-vous cette perte de confiance dans la représentation politique ?

Les causes sont multiples et s’inscrivent dans une temporalité longue. Ce phénomène ne date pas seulement de ces dernières années. Il est très bien documenté dans des travaux comme La démocratie de l’abstention de Jean-Yves Dormagen et Céline Braconnier. On y observe une conjonction de signaux faibles qui, au fil du temps, se sont transformés en signaux forts : d’un côté, la hausse continue de l’abstention à chaque scrutin depuis quarante ans ; de l’autre, une baisse structurelle de la confiance des Français dans les institutions politiques.

À cela s’ajoute un profond sentiment de déconnexion entre le personnel politique et la diversité des idées qui traversent aujourd’hui la société. On assiste aussi à une mutation des aspirations démocratiques, avec l’émergence de nouvelles manières d’envisager la participation à la vie publique. Ces aspirations entrent en décalage avec notre architecture institutionnelle actuelle.

Enfin, un élément central réside dans ce que j’appelle le choc des légitimités. On assiste à une cohabitation – parfois conflictuelle – entre trois formes de légitimité démocratique : une légitimité institutionnelle, fondée sur l’élection ; une légitimité sociale, incarnée par les corps intermédiaires, les syndicats ou les mobilisations citoyennes ; et une légitimité citoyenne, issue du savoir d’usage, de l’expertise profane, et de la volonté des individus de contribuer aux décisions qui les concernent. Or, ces trois légitimités dialoguent de moins en moins. Ce déficit de dialogue crée un climat de défiance vis-à-vis des institutions politiques.

On a justement observé, à travers les mobilisations des gilets jaunes ou contre la réforme des retraites, une demande croissante de participation citoyenne. Que faut-il faire pour y répondre ?

Il faut d’abord reconnaître que ces mouvements, bien qu’issus de colères sociales ou politiques, convergent vers une même interrogation démocratique. La crise des gilets jaunes comme celle de la réforme des retraites ont révélé un malaise démocratique profond. Dans les deux cas, après une première phase de mobilisation sociale ou syndicale, on observe un basculement vers des revendications institutionnelles.

L’enquête du CEVIPOF de janvier 2023 est éclairante à cet égard : la confiance dans les institutions revient à son niveau de 2018, en amont du déclenchement du mouvement des gilets jaunes. Lorsqu’a été utilisé l’article 49.3 dans le cadre de la réforme des retraites, cela a suscité un regain de mobilisation, notamment parmi des jeunes ou des primo-manifestants. Ce n’était plus tant la réforme elle-même qui cristallisait les oppositions, mais bien les modalités du débat parlementaire – jugées altérées, voire contournées.

Cette situation illustre l’émergence d’un nouveau front démocratique. On ne demande plus seulement une reconnaissance sociale ou politique, mais aussi une réforme structurelle de notre démocratie. Et cette réforme passe par une refonte institutionnelle.

Comment cette refonte pourrait-elle s’organiser concrètement ?

Avec plusieurs organisations, dont la Fondation Jean-Jaurès, Démocratie Ouverte, Agoralab et Mieux Voter, nous avons proposé une feuille de route en trois étapes dans une note intitulée Malaises démocratiques : comment sortir de la crise ?.

La première étape consisterait en une large consultation nationale, sur le modèle d’États généraux de la démocratie. L’objectif serait d’interroger collectivement notre manière de concevoir la participation citoyenne et le rôle des institutions.

La deuxième étape serait une convention citoyenne mixte – c’est-à-dire composée à la fois de citoyens tirés au sort et de représentants de la société civile – pour élaborer des propositions concrètes de réforme démocratique.

Enfin, la troisième étape consisterait à faire valider cette refondation par la souveraineté populaire, c’est-à-dire par référendum. À ce stade, il serait même pertinent d’expérimenter des modalités de vote plus nuancées que le classique « oui/non », en s’inspirant de systèmes à jugement majoritaire, permettant aux électeurs d’exprimer un avis plus fin sur des sujets complexes.

Mais au-delà des institutions, c’est tout le processus démocratique qui semble en crise. Comment agir à plus grande échelle ?

Il faut envisager une transformation systémique. Cela commence dès la constitution du corps électoral. Par exemple, la question de la malinscription est un frein massif à la participation. Être inscrit dans un bureau de vote éloigné de son lieu de résidence principale augmente de trois fois le risque de s’abstenir. En France, près de 7,8 millions de personnes sont concernées, auxquelles il faut ajouter 4 à 5 millions de non-inscrits. Au total, c’est près d’un électeur sur quatre qui est éloigné du vote pour des raisons administratives.

Avec le collectif À Voté, nous avons travaillé sur ces enjeux. Mais au-delà, c’est toute la chaîne démocratique qu’il faut réinventer : depuis l’inscription jusqu’au vote, en passant par de nouvelles formes de délibération ou de participation citoyenne.

Justement, lorsque vous évoquez la reconstruction du corps électoral, le tirage au sort peut-il constituer un levier efficace pour rénover la démocratie ?

Oui, cette question du tirage au sort est intéressante, notamment parce qu’elle fait un retour remarqué dans le débat public, bien qu’elle soit en réalité très ancienne. Aux origines de la démocratie athénienne, Platon et Aristote débattaient déjà des mérites respectifs du tirage au sort et de l’élection. Il y avait alors cette idée fondatrice : pour accepter d’être gouverné, il fallait pouvoir espérer l’être un jour à son tour. Il y avait une forme de réciprocité entre être gouvernant et être gouverné, qui structurait l’horizon démocratique.

Quand on regarde notre propre histoire institutionnelle sur le temps long, on observe que la démocratie élective est une construction assez récente. Et cela mérite qu’on sorte aujourd’hui de l’idée selon laquelle il n’existerait qu’une seule forme de démocratie, qu’un seul modèle légitime : celui de la démocratie représentative fondée exclusivement sur l’élection. Il est temps d’imaginer une démocratie plurielle, continue, qui intègre également les dimensions sociale, participative et délibérative.

Dans cette perspective, le tirage au sort peut constituer un outil complémentaire. Il ne s’agit pas de substituer un modèle à un autre, mais de les articuler pour renforcer la légitimité des processus. Le tirage au sort peut enrichir la représentativité d’une assemblée, notamment en allant chercher des profils que les logiques électorales classiques ont du mal à faire émerger. Le philosophe Paul Ricœur disait d’ailleurs que nos démocraties électives étaient inachevées, incomplètement représentatives. Le tirage au sort peut justement contribuer à réparer cette incomplétude.

Mais précisément, tirer au sort des citoyens suppose que tout un chacun se sente légitime pour participer. Or, comme le montre le sociologue Daniel Gaxie, les publics les plus précarisés développent souvent un « sens caché », une forme d’auto-censure politique. Comment intégrer ces publics à la vie démocratique ?

C’est une question centrale. Le livre de Daniel Gaxie met bien en lumière ce paradoxe : ceux qui auraient le plus besoin de la politique sont aussi ceux qui en sont le plus éloignés, faute de ressources, de confiance, parfois même de sentiment de légitimité à participer. Ce phénomène d’auto-exclusion ou d’inhibition démocratique est une vraie problématique pour tous les dispositifs démocratiques, qu’ils soient électifs ou participatifs.

L’un des enjeux majeurs, c’est d’éviter ce que j’appelle « les toujours les mêmes » : ces dispositifs qui, sans le vouloir, ne rassemblent que des citoyens déjà engagés, déjà formés, déjà à l’aise avec les codes. Pour corriger cela, il faut adopter une logique d’« aller vers » : c’est-à-dire ne pas attendre que les citoyens viennent à la démocratie, mais faire en sorte que la démocratie vienne à eux. Cela suppose un changement de regard sur les abstentionnistes, les non-participants. Plutôt que de les culpabiliser, il faut s’interroger sur ce que leur non-participation révèle de nos systèmes actuels.

Il s’agit donc de renverser la charge de la preuve : ce n’est pas à l’abstentionniste de justifier son absence, mais à l’institution de se rendre plus accessible, plus inclusive, plus engageante. Cela passe par des démarches de proximité, d’écoute, mais aussi par une redéfinition de la démocratie comme espace de convivialité.

C’est pourquoi je parle souvent de « pop-démocratie », en écho aux travaux de Franck Escubès. Il s’agit de redonner un caractère joyeux, vivant, festif à la participation. Faire en sorte que le vote, un conseil de quartier, une assemblée citoyenne ou un engagement associatif deviennent des moments enthousiasmants. Il faut sortir la démocratie de sa gravité institutionnelle et lui redonner une portée populaire et désirée.

Ce qui renvoie à des expériences comme le Grand Débat national ou la Convention citoyenne pour le climat. Elles ont suscité un regain d’intérêt, mais aussi une certaine frustration sur l’impact réel de ces démarches. Comment éviter leur instrumentalisation ?

C’est tout le paradoxe du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. On a vu naître des innovations démocratiques fortes – le Grand Débat, la Convention citoyenne – qui ne figuraient pas dans l’ADN institutionnel de la Ve République. Ces dispositifs ont permis une mobilisation massive, une participation inédite : près de deux millions de contributions pour le Grand Débat, une dynamique médiatique et sociale très forte pour la Convention climat.

Mais ce qui pose problème, c’est le « dernier kilomètre », c’est-à-dire la manière dont ces initiatives sont traduites politiquement. Pour le Grand Débat, que reste-t-il aujourd’hui ? Où sont passés les cahiers de doléances ? Pour la Convention climat, on se souvient des fameux « jokers » présidentiels, du filtre finalement imposé aux propositions citoyennes.

Ces expériences ont prouvé que les citoyens pouvaient produire du consensus sur des sujets complexes, mais elles ont aussi montré les limites du lien entre participation et décision. La clé, pour éviter toute instrumentalisation, c’est d’institutionnaliser ces démarches. Il faut qu’elles soient encadrées juridiquement, qu’on sache qui les déclenche, sur quels sujets, avec quels moyens, selon quelles modalités, et surtout avec quels engagements en retour. La Belgique francophone, avec ses commissions délibératives mixtes – composées d’élus et de citoyens tirés au sort – offre à ce titre un exemple très stimulant.

L’idée, c’est de construire un continuum entre participation citoyenne et décision politique, avec une obligation de redevabilité : les élus doivent justifier ce qu’ils reprennent ou non des propositions issues de ces démarches.

Vous insistez sur l’importance de la méthode. Est-ce que cela implique que l’échelle locale serait la plus adaptée pour faire vivre cette démocratie participative ?

L’échelle locale est effectivement un terreau fertile pour l’expérimentation démocratique. Beaucoup d’outils participatifs y sont déjà déployés avec un certain succès : budgets participatifs, jurys citoyens, conseils de quartier… C’est souvent à cette échelle qu’on parvient à créer de la proximité, de la confiance, de l’adhésion.

Mais ce n’est pas une fatalité : il ne faut pas renoncer à penser une participation à des échelles plus larges. On peut tout à fait imaginer une montée en généralité de ces pratiques. Le cas du Portugal est emblématique : ce pays a mis en place un budget participatif à l’échelle nationale. Rien n’interdit, en France, d’ouvrir par exemple une partie du projet de loi de finances à une consultation citoyenne. Pourquoi le budget de l’État devrait-il être exclusivement entre les mains des technostructures et des élus ? On peut très bien en faire un objet de débat public.

Cela suppose bien sûr des méthodes, une ingénierie de la participation, une volonté politique forte, mais ce n’est pas irréaliste. Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est qu’il existe une vraie vitalité démocratique au niveau local, mais que cette vitalité est inégalement répartie. Certaines collectivités jouent le jeu, d’autres moins. C’est pourquoi il est urgent d’institutionnaliser un socle commun de qualité démocratique.

On pourrait imaginer, par exemple, une charte nationale de la participation citoyenne, assortie de critères de transparence, de représentativité, de suivi, d’impact. Cela permettrait d’éviter le « participation washing », ces démarches qui s’affichent comme participatives mais qui, dans les faits, ne débouchent sur rien. La qualité démocratique ne peut pas être laissée au bon vouloir des acteurs : elle doit être encadrée, garantie, promue à tous les niveaux de la République.

Une dernière question : vous avez mentionné plusieurs fois la nécessité d’un renouveau démocratique. Peut-on dire que nous vivons une forme de transition démocratique ?

Oui, je le crois profondément. Nous sommes à un moment charnière. Les signaux sont là : hausse de l’abstention, défiance généralisée, montée des colères sociales, mobilisation hors des canaux traditionnels… Tout cela indique que le contrat démocratique tel qu’il a été conçu sous la Ve République s’épuise.

Mais ce n’est pas une fatalité. Ce que je trouve porteur d’espoir, c’est que la société, elle, n’est pas désintéressée par la démocratie. Elle veut en faire. Elle veut y contribuer. Simplement, elle ne se reconnaît plus dans les formes figées et verticales du pouvoir. Elle attend de nouveaux modes d’expression, de nouveaux équilibres, une meilleure répartition de la parole et du pouvoir.

La transition démocratique, ce n’est pas une rupture avec la représentation, c’est un dépassement. C’est le passage d’une démocratie élective limitée à une démocratie complète, qui intègre la participation, la délibération, la co-construction. Cela suppose de remettre à plat notre manière de concevoir la légitimité politique. Cela suppose aussi, et surtout, d’avoir confiance dans les citoyens.

Je crois que c’est cela, le véritable enjeu : reconstruire une confiance réciproque entre les institutions et la société. Et cette reconstruction ne pourra se faire que si on accepte de partager le pouvoir. Pas symboliquement. Concrètement.

Propos receuillis par Corentin Lescot, Elsa Delain, Paul Chambellant et Gabriel Chuepo

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Michael Karafilakis est créateur de média, géopolitologue, analyste et négociateur, spécialisé dans l’étude des dynamiques géopolitiques et stratégiques contemporaines. Ses travaux se concentrent sur la compréhension des relations internationales, l’analyse des conflits globaux et la communication stratégique.

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Désinformation : un fléau à ne pas combattre par la censure

Comment lutter contre les fake-news sans menacer la liberté d’expression ?

Dans une démocratie moderne, la presse joue un rôle central : informer pour éclairer, pour débattre, pour construire. Mais aujourd’hui, le journalisme traverse une crise profonde. Entre le sensationnalisme dicté par les algorithmes, la désinformation galopante et la concentration des médias entre les mains de quelques grandes fortunes, les défis s’amoncellent. Michael Karafilakis, fondateur de [DEMOS], observe ce paysage d’un œil lucide. Si son média s’est imposé comme une voix indépendante auprès des jeunes, il ne cache pas son inquiétude face aux dérives actuelles. Son credo ? Une presse libre et pluraliste est l’un des derniers remparts d’une démocratie vivante.

Objectivité ou neutralité : un débat fondamental

Le journalisme moderne vacille. Ébranlé par une défiance croissante, mis à mal par les bouleversements numériques, il se retrouve face à une question cruciale : comment regagner la confiance d’un public qui doute ? La réponse n’est ni simple ni immédiate. Mais pour Michael Karafilakis, analyste et observateur des médias, la première étape consiste à défaire une confusion tenace : croire que neutralité et objectivité sont synonymes. « La neutralité est une chimère », affirme-t-il sans ambages. Chaque choix journalistique, qu’il s’agisse de couvrir un sujet ou d’en ignorer un autre, est une prise de position implicite. Cela ne signifie pas pour autant que la recherche de neutralité doit être abandonnée. Il est plus pertinent par contre de se concentrer sur la notion d’objectivité. L’objectivité, en revanche, repose sur la capacité à rester factuel, à éviter les jugements de valeur et à offrir des perspectives éclairées. « Une presse objective, c’est une presse qui laisse au lecteur la liberté de se forger une opinion, en se concentrant sur la pertinence des faits rapportés », explique-t-il. Dans un monde saturé d’informations, réhabiliter cette discipline intellectuelle est essentiel pour contrer une défiance qui ne cesse de croître envers les médias traditionnels.

Une démocratie passive est une démocratie qui se meurt.

L’ère numérique a amplifié le défi. Désormais, une fausse nouvelle peut faire le tour du monde en quelques heures, tandis que la vérité peine à s’imposer. Les réseaux sociaux, moteurs de cette frénésie, jouent un rôle ambigu : facilitateurs de débat public, ils sont aussi les vecteurs privilégiés de la manipulation. La désinformation, amplifiée par les réseaux sociaux, constitue l’un des plus grands défis contemporains. Michael Karafilakis refuse de céder à la tentation d’une censure arbitraire. Il affirme qu’il faut s’opposer fermement à une régulation liberticide. « Lutter contre la désinformation ne peut se faire au prix de la liberté d’expression », insiste-t-il.

Pourtant une censure qui ne dit pas son nom est appliquée quotidiennement : les algorythmes décident ce que les médias et journalistes arrivent à communiquer. Il met en garde contre les décisions arbitraires des plateformes numériques, qui agissent comme des juges invisibles, bannissant certains comptes ou restreignant des contenus jugés inappropriés. Les sanctions tombent et les plateformes numériques n’ont de comptes à rendre à personne. Au nom de la luttre contre la désinformation, les plateformes numériques régissent sans contre-pouvoirs et sans respect des droits fondamentaux. Pour lui, le véritable antidote à la désinformation réside dans l’éducation critique des citoyens. Il s’agit de former les générations futures à discerner le vrai du faux, à manier les outils numériques avec discernement, et à cultiver une curiosité intellectuelle qui les protège de la manipulation.

La lutte contre la désinformation ne doit jamais aboutir à la censure.

Algorithmes : arbitres invisibles d’un débat faussé

Derrière ces enjeux immédiats se cache une force plus insidieuse : les algorithmes. Invisibles, omniprésents, ils façonnent nos lectures, nos centres d’intérêt, nos opinions. « Les algorithmes influencent nos mentalités plus profondément que n’importe quel rédacteur en chef », avertit Karafilakis. Un exemple frappant illustre ce pouvoir : TikTok, plateforme universelle mais stratégiquement différenciée. En Chine, elle valorise des contenus éducatifs et inspirants ; en Occident, elle promeut majoritairement le divertissement. Ces choix ne sont pas anodins. Ils reflètent des priorités sociétales, mais aussi une volonté implicite de modeler les comportements. Pour Karafilakis, il est urgent de réguler ces outils afin de protéger l’espace public de leur influence unilatérale. Ne pas reconnaitre la puissance du « social engeneering » des plateformes numériques c’est renié l’existence même des disciplines sociales telles que la sociologie et la psychologie. Le pouvoir des algorithmes dépasse celui des médias eux-mêmes. Si un contenu ne correspond pas aux critères imposés par l’algorithme, il devient invisible. Ce mécanisme enferme les utilisateurs dans des bulles de confirmation, où leurs opinions sont renforcées sans jamais être confrontées à des idées divergentes.

Les algorithmes façonnent nos mentalités plus que n’importe quel rédacteur en chef.

Sensationnalisme et concentration des médias : des symptômes alarmants

Le journalisme sensationnaliste est souvent pointé du doigt, mais Michael Karafilakis y voit un symptôme plus qu’une cause. « Si les médias cèdent au putaclic, c’est parce qu’ils n’ont pas le choix », explique-t-il. L’effondrement des revenus publicitaires, désormais monopolisés par les plateformes numériques, oblige les rédactions à rechercher l’audience à tout prix. Ce tableau ne serait pas complet sans évoquer les difficultés économiques des médias. L’effondrement des revenus publicitaires, captés presque exclusivement par les géants du numérique, a fragilisé les rédactions. La quête effrénée d’audience a conduit certains médias à céder au sensationnalisme, au détriment de la profondeur et de la qualité. Mais Karafilakis voit dans ce phénomène un symptôme, plus qu’une cause. « Les médias sensationnalistes ne font que survivre dans un écosystème qui les contraint à l’instantanéité »,. La solution passe par une refonte du modèle économique. Pour Karafilakis, il est temps de considérer la presse comme un bien public. Une réforme ambitieuse, incluant un soutien financier à une presse indépendante, est indispensable pour préserver une démocratie vivante et diversifiée.

Une presse libre et pluraliste est le dernier rempart de la démocratie.

Vers une démocratie active et informée

Le déclin des médias n’est pas qu’un problème journalistique. Il s’agit aussi d’une question démocratique. « Une démocratie passive est une démocratie qui se meurt », résume Karafilakis Informer, éduquer, débattre : ces piliers fondamentaux sont aujourd’hui fragilisés par un désintérêt croissant des citoyens pour les enjeux de société. En filigrane de cette crise journalistique se dessine un enjeu plus vaste : la désaffection des citoyens envers les affaires publiques. Karafilakis constate avec regret une forme de désintérêt généralisé : « Si les gens ne s’intéressent plus, c’est parce qu’ils ont le sentiment que leur opinion ne changera rien. » Recréer ce lien entre citoyens et information implique une double approche : garantir un accès égalitaire à des médias de qualité, tout en ouvrant des espaces de participation où chacun peut se sentir acteur du débat. En conclusion, pour Michael Karafilakis, réformer le journalisme, c’est bien plus que sauver une profession. C’est redonner aux citoyens les clés de leur liberté. « La meilleure manière de rester libre, c’est de s’informer », résume-t-il. Une vérité simple, mais essentielle, à l’heure où se joue l’avenir même de la démocratie.

Interview réalisée par Maïlys Etchegoimberry, Lucie Vitry et Clémence Tallec

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Quand le libertarianisme séduit la scène politique française

Le libertarianisme est-il en train de remodeler la France en profondeur ?

Quand le libertarianisme séduit la scène politique française

Le libertarianisme est-il en train de remodeler la France en profondeur ?

Depuis quelques années, une idéologie politique prônant une réduction drastique de l'intervention de l'État s'immisce progressivement dans le paysage politique français. Le libertarianisme, longtemps perçu comme une doctrine marginale, trouve désormais des relais influents au sein des institutions et des médias hexagonaux.

L’une des figures emblématiques de cette mouvance est Guillaume Kasbarian. Né le 28 février 1987 à Marseille, Kasbarian est issu d’une famille de fonctionnaires. Diplômé de l’ESSEC en 2009, il entame une carrière de consultant avant de se lancer en politique. En 2017, il est élu député de la première circonscription d’Eure-et-Loir sous la bannière de La République en marche (LREM). Rapidement, il se distingue par ses positions ultralibérales et son engagement en faveur de la simplification administrative. En septembre 2024, il est nommé ministre de la Fonction publique, de la simplification et de la transformation de l’action publique. 

En France, l’influence du réseau Atlas se manifeste notamment à travers des think tanks tels que la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP). Fondée par Bernard Zimmern, cette fondation se consacre à l’analyse des politiques publiques et à la promotion de réformes inspirées par les principes libertariens. Sa directrice, Agnès Verdier-Molinié, est régulièrement invitée sur les plateaux de télévision pour défendre des positions en faveur de la réduction de la dépense publique et de la simplification administrative.

Dates clésChiffres clés
1981 : Création de l’Atlas Network par Antony Fisher, visant à promouvoir les idées libertariennes dans le monde.589 : Nombre de think tanks affiliés à l’Atlas Network dans 103 pays, avec un budget annuel de 28 millions d’euros en 2023, majoritairement financé par des multinationales et des milliardaires.
2017 : Élection de Guillaume Kasbarian comme député d’Eure-et-Loir sous l’étiquette LREM, marquant l’entrée d’un défenseur assumé du libertarianisme à l’Assemblée nationale.20 000 : Mentions médiatiques revendiquées par les membres du réseau Atlas en 2020, illustrant leur forte présence dans le débat public.
2023 : Vote de la loi « antisquat » portée par Kasbarian, entraînant un triplement du nombre d’expulsions en un an et suscitant des controverses sur le droit au logement.3 fois plus : Augmentation du nombre d’expulsions de locataires en difficulté en un an après l’adoption de la loi « antisquat ».
2024 : Nomination de Guillaume Kasbarian au ministère de la Fonction publique, de la simplification et de la transformation de l’action publique, renforçant l’influence des idées libertariennes au sein du gouvernement.1 milliard d’euros : Économies budgétaires envisagées par les défenseurs du libertarianisme en France via la réduction du nombre de fonctionnaires et la privatisation partielle de certains services publics.
2024 : Publication d’une enquête de l’Observatoire des multinationales révélant l’influence croissante du réseau Atlas en France et ses financements par des grandes entreprises.53 % : Part du financement des think tanks français affiliés à Atlas Network provenant de donateurs privés et d’entreprises multinationales.

L’implantation du libertarianisme en France ne se limite pas aux cercles politiques et médiatiques. Des organisations comme Contribuables Associés et l’Institut de Formation Politique (IFP) participent activement à la diffusion de cette idéologie. Contribuables Associés, par exemple, mène des campagnes pour la baisse des impôts et la réduction de la dépense publique, tandis que l’IFP forme de jeunes militants aux idées libertariennes et conservatrices.

Cette progression du libertarianisme en France soulève des questions sur l’évolution du paysage politique national. Alors que cette idéologie gagne en visibilité, notamment grâce à des figures comme Guillaume Kasbarian et des réseaux influents tels que l’Atlas Network, il est essentiel de s’interroger sur les implications de cette tendance pour l’avenir des politiques publiques et du rôle de l’État en France.

Le libertarianisme en France : une stratégie d’influence bien rodée

L’implantation du libertarianisme en France ne relève pas du hasard. Derrière cette progression, on retrouve une stratégie soigneusement élaborée, inspirée des méthodes employées aux États-Unis depuis plusieurs décennies. L’objectif est double : influencer le débat public et façonner des réformes structurelles favorisant un retrait de l’État au profit d’une logique de marché. Pour ce faire, les libertariens s’appuient sur des think tanks, des médias et des relais politiques qui leur permettent de diffuser leurs idées au sein des cercles de pouvoir.

Un acteur clé dans ce processus est le réseau Atlas, un organisme américain fondé en 1981 qui fédère plus de 589 think tanks dans 103 pays. Disposant d’un budget dépassant les 28 millions d’euros en 2023, ce réseau est financé principalement par des multinationales et des milliardaires partageant une vision minimaliste du rôle de l’État. Son objectif est clair : promouvoir les principes du libre marché et encourager les gouvernements à privatiser des services publics.

L’Atlas Network regroupe 589 think tanks dans 103 pays, diffusant l’idéologie libertarienne à grande échelle.

En France, cette stratégie d’influence se matérialise par plusieurs canaux. Parmi eux, la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP) joue un rôle prépondérant. Fondée par Bernard Zimmern, un entrepreneur engagé dans la promotion des idées ultralibérales, cette organisation revendique une approche « scientifique » des politiques publiques, mais son agenda est résolument orienté vers une réduction massive des dépenses publiques et une dérégulation du marché. Agnès Verdier-Molinié, directrice de l’iFRAP, est une figure médiatique récurrente qui défend ouvertement la suppression de postes dans la fonction publique et l’abandon de certaines missions régaliennes au secteur privé.

Si l’influence médiatique est une première étape, la finalité du mouvement libertarien reste la transformation des politiques publiques. C’est ici que des figures comme Guillaume Kasbarian entrent en jeu. Ce dernier, qui ne cache pas son admiration pour les modèles anglo-saxons et les politiques de dérégulation, a activement porté des réformes allant dans ce sens. En 2023, il fait adopter une loi dite « antisquat », qui facilite les expulsions de locataires en difficulté et renforce la protection des propriétaires. Cette mesure, fortement critiquée par les associations de défense du logement, s’inscrit dans une logique de limitation du rôle de l’État en matière sociale.

Le rôle clé des médias et des think tanks

Kasbarian est également un fervent défenseur d’une réforme du marché du travail inspirée du modèle américain. Dans plusieurs interventions, il a plaidé pour une simplification drastique du Code du travail, qui selon lui « freine l’embauche et la compétitivité des entreprises françaises ». Cette approche s’inscrit directement dans la lignée du libertarianisme, qui considère la régulation comme un obstacle à l’innovation et à la croissance économique.

En 2020, les think tanks libertariens ont cumulé plus de 20 000 mentions médiatiques dans le monde.

L’une des forces du réseau libertarien est sa capacité à influencer le débat public. En 2020, les think tanks affiliés au réseau Atlas ont réussi à obtenir plus de 20 000 mentions médiatiques à travers le monde. En France, cette stratégie repose sur la présence récurrente de figures comme Agnès Verdier-Molinié, mais aussi sur des tribunes et études commandées par des organisations comme Contribuables Associés, qui milite pour une réduction massive des impôts et des dépenses publiques.

Un autre exemple marquant est celui de la communication numérique. Sur les réseaux sociaux, les groupes libertariens investissent massivement pour diffuser leurs idées. Des campagnes publicitaires ciblées, financées par des donateurs privés, permettent de toucher des millions d’internautes, en particulier parmi les jeunes générations. Cette stratégie est directement inspirée des méthodes employées aux États-Unis par des organisations comme l’Americans for Prosperity, un groupe financé par les frères Koch, grands mécènes du mouvement libertarien américain.

Les réformes soutenues par ces réseaux visent la privatisation partielle de l’éducation, de la santé et de la fonction publique.

Si le libertarianisme gagne du terrain en France, il reste une idéologie contestée. De nombreux chercheurs et analystes politiques dénoncent ses effets potentiels sur la cohésion sociale. Clément Viktorovitch, docteur en sciences politiques, met en garde contre l’usage du terme « débureaucratisation », qui selon lui sert souvent à justifier des coupes budgétaires drastiques dans les services publics. Il rappelle que derrière l’idéal de « liberté » prôné par les libertariens, se cache souvent une volonté de démantèlement de l’État-providence, avec des conséquences directes pour les citoyens les plus précaires.

Un autre point d’inquiétude concerne les alliances politiques tissées par certains libertariens français. Bernard Zimmern, fondateur de l’iFRAP, a été membre du Club de l’Horloge, un cercle de réflexion ayant contribué à la stratégie d’union des droites en France. Ce groupe, qui a compté parmi ses membres des figures comme Jean-Yves Le Gallou (conseiller d’Éric Zemmour), est connu pour ses positions conservatrices sur des sujets comme le mariage homosexuel ou l’immigration. Cette proximité entre libertarianisme et conservatisme alimente le débat sur la nature réelle du mouvement en France.

Crédit photo : Shutterstock/Facundo Florit

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L'enjeu

La montée de l’extrême droite en Europe, révélée par les récentes élections, interpelle l’équilibre démocratique du continent. Cette tendance semble illustrer une perte de confiance des citoyens envers des institutions jugées distantes de leurs attentes. Dans une Europe fondée sur des valeurs démocratiques, cette crise impose une réflexion importante sur l’avenir et la stabilité de nos démocraties.

L'intervenant

Yves Sintomer, professeur de sciences politiques, travaille dans des universités et plusieurs centres de recherches : à Paris-VIII, où il est membre de l’équipe Cultures et sociétés urbaines du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, au Nuffield College (Oxford) à l’Université de Neuchâtel (Suisse) et à l’Université libre de Bruxelles.

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L’abstention ou le signal d’alarme de la démocratie en crise

Au regard des élections européennes, peut-on voir l’illustration d’une perte de confiance dans les partis politiques modérés ?

Suite aux élections européennes, la montée en puissance des néo-partis interpelle : les partis modérés, longtemps majoritaires, perdent du terrain. Le paysage politique européen se transforme, soulevant de sérieuses questions sur la confiance des citoyens envers leurs représentants traditionnels.

L’abstention ne reflète pas un désintérêt pour la politique, mais un rejet du système partisan

Lorsqu'on voit le taux d'abstention aux élections européennes à 50%, à quoi pensez-vous qu'il soit dû? 

Je pense que cela correspond à ce que disent les citoyens dans les sondages ou dans les recherches de science politique : on n’a plus confiance dans les dirigeants politiques, on n’a plus confiance dans les partis. On vote de plus en plus pour éviter les pires et ce n’est pas très motivant. Quand on a l’impression que le système politique n’entend pas les demandes des citoyens, que notre voix ne pèse pas, pourquoi participer à un système qui vous semble étranger, finalement, loin de vous, et loin des gens comme nous ? 

Faut-il voir dans cette perte de confiance, une cause possible d’erreurs politiques ou plutôt un désintérêt des citoyens ? 

Je ne pense pas qu’il y ait un désintérêt des citoyens par rapport à la politique. Prenez le cas de la France, on a assisté à des mouvements sociaux très forts au cours des dernières années. Donc il y a bien une activité politique forte chez les citoyens, mais elle ne trouve plus le même écho dans le système politique institutionnel qu’auparavant. Et ce décalage-là ne reflète pas un désintérêt par rapport à la politique, c’est un éloignement du système politique fondé sur les partis et leur concurrence électorale. 

Alors oui, évidemment il y a des erreurs politiques au sens où par exemple Macron se fait réélire, avance une méthode différente et fait l’inverse. Alors on peut dire que ça, ça renforce la perte de crédibilité du système politique. Mais si c’était simplement des erreurs tactiques de tel ou tel parti, on verrait du coup d’autres partis, non seulement monter en puissance électorale, mais aussi redonner de la crédibilité au système politique dans son ensemble. Or, que ce soit en France ou à l’échelle européenne, ce n’est pas la tendance. 

En raison de cette perte de crédibilité, les électeurs n’ont plus confiance ? 

Voilà. Et aussi le fait que de plus en plus de politiciennes et politiciens soient polarisés sur le court terme des prochaines expériences électorales, des coûts tactiques. La crédibilité a tendance à se réduire de plus en plus à ces horizons parce que les partis perdent leur substance, les dirigeants politiques n’ayant pas été confrontés à de grandes épreuves historiques comme la guerre et la résistance. Finalement, ces dirigeants sont un peu secs, un peu futiles, formés par les jeux tacticiens, souvent depuis leur plus jeune âge ou l’université. 

Pensez-vous que la crise de confiance envers les partis modérés entraîne un rejet de la démocratie elle-même ? 

Les enquêtes montrent que les citoyens restent globalement très favorables à la démocratie, même s’il y a une certaine baisse. Mais ce régime politique peut être conçu autrement et il est intéressant de voir que deux demandes, différentes et en tension, se font jour. La majorité des citoyens français et européens soutiennent l’institutionnalisation du référendum d’initiative citoyenne, le développement de la démocratie participative, des conventions citoyennes, et l’inclusion des experts dans la prise de décision.

Les partis deviendraient les adversaires de ces deux tendances ? 

Tout à fait, parce qu’on a l’impression qu’ils ne travaillent plus pour l’intérêt général et qu’ils sont coupés des citoyens. Mais évidemment, entre la demande d’expertise et la demande de participation, il y a une tension, laquelle est renforcée par une troisième demande, une demande de protection. Celle-ci peut virer à une demande d’autoritarisme, une demande de sécurité dans un monde qui change, le futur restant incertain, voire noir. Alors, la demande d’autorité peut devenir majoritaire. C’est aussi sur elle que l’extrême droite peut compter. 

Ces différents partis jouent-ils de nos insécurités pour parvenir à leurs fins ? 

Oui. Quand on ressent une insécurité face à la situation actuelle, et encore plus en pensant à l’avenir, quand on ne sait pas quel sera le futur pour nos enfants, et quand les traditions culturelles sont bousculées par les évolutions de la société, il est naturel de se sentir vulnérable. Cela se traduit par une demande accrue de sécurité, que ce soit à travers un besoin de services publics renforcés, notamment dans les zones rurales où ils sont souvent absents, ou par l’envie d’une figure forte capable de rétablir l’ordre.

Qu'en est-il d'une éventuelle remise en question du système démocratique au niveau européen ? Peut-on en observer les conséquences ?

Par rapport à cette situation, on n’a pas l’impression que les partis se remettent énormément en question. Non. On voit qu’ils essaient des solutions pour faire face à cette crise, mais ces solutions restent dans un vieux cadre.

Les partis occupent une position centrale, car c’est à eux qu’incombe la responsabilité de sélectionner le personnel politique, en représentant les électeurs. Ils doivent pouvoir prendre ces décisions, même si cela va parfois à l’encontre de la majorité de leurs concitoyens. Bien qu’il existe des tentations populistes et technocratiques, il manque une véritable réflexion, et encore plus une pratique concrète, pour transformer le système partisan tel qu’il a existé pendant l’âge d’or de la démocratie occidentale, dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale.

Dans ce cas là, est ce que l’Europe s’adapte au XXIe siècle ? Les citoyens ont-ils encore de l'espoir dans une communauté européenne ? 

Les conditions politiques d’avant, c’était ce système qui était basé sur les partis forts, qui permettait une communication entre citoyens et décideurs. Ça s’affaiblit. Aujourd’hui, la majorité des citoyens européens ne pensent pas que les partis favorisent une bonne communication entre les citoyens et les dirigeants. Avec la globalisation d’aujourd’hui, l’efficacité de l’État-nation est limitée. Et du coup, ces deux conditions politiques sont fragilisées. 

Et puis, au-delà de la politique, l’Europe était, avec l’Amérique du Nord, au centre du monde. Elle était bien insérée dans la division internationale et pouvait redistribuer les ressources à ses propres citoyens.

Aujourd’hui, on est obligé de mettre des tarifs pour empêcher l’industrie chinoise d’écraser les concurrents européens. La montée de la globalisation de ce point de vue-là est quelque chose de difficile pour nos économies. On bénéficiait aussi d’un mode de consommation et de production qui nous amène maintenant au réchauffement climatique, à la crise écologique. Il n’est pas soutenable, on a une dette « écologique » extrêmement forte par rapport au reste du monde.

Avec cette émergence des partis extrêmes en Europe, peut-on imaginer une certaine stérilité politique, une difficulté à trouver des compromis et donc une tendance à l'inaction ? 

Alors effectivement, cette polarisation accrue à travers la montée de l’extrême droite pose des problèmes importants de gouvernance. Ce qu’il faut noter sur l’inaction, c’est qu’elle est aussi du ressort des partis du centre, de centre droit et de centre gauche. 

On a l’impression que le système politique classique évolue beaucoup moins que la société. La socialisation des jeunes aujourd’hui, n’a rien à voir avec celle de leurs grands-parents. Et pourtant le système politique lui-même dans sa structure n’a pas beaucoup évolué. Dans cette circonstance-là, la montée de l’extrême droite renforce encore la difficulté à transformer les choses, on le voit bien sur des enjeux aussi importants que l’unification européenne ou la transition écologique. 

Comme l’explique l’économiste Mancur Olson, les mouvements collectifs ne peuvent durer que s’ils parviennent à offrir des avantages individuels. Peut-on justifier la baisse de confiance en des partis modérés par rapport à cette même thèse ?

Il est important de relativiser ce paradigme individualiste, car ses bénéfices ne sont pas toujours matériels ; ils peuvent aussi concerner l’estime de soi. En s’engageant, on a le sentiment de compter. Un politologue italien, Pizzorno, a expliqué pourquoi les gens continuent de voter. Après tout, un vote parmi des millions ne pèse pas lourd, alors pourquoi se déplacer ? Parce qu’au fond, on y croit. On a le sentiment qu’en votant, on remplit un devoir civique, qu’on contribue, même modestement, à un mouvement collectif, comme une goutte d’eau dans un grand fleuve.

Les partis centristes n'arrivent plus à fournir des réponses permettant aux citoyens de ressentir qu’ils accomplissent leur « devoir civique ». Comment les nouveaux partis parviennent-ils, eux, à relever ce défi ?

D’un côté, il y a une volonté de soutenir un sentiment que l’on appelle en France « dégagiste », qui consiste à remplacer ceux qui ont gouverné par de nouvelles figures, avec l’idée de voir ce que cela pourrait apporter. Ce sentiment, bien que perçu comme « négatif », est important. Par ailleurs, en particulier pour un parti comme le Rassemblement national, il existe une adhésion croissante à l’idée que face à la globalisation, il est impossible de faire grand-chose. Cela entraîne un repli sur soi, en désignant des boucs émissaires tels que les immigrés, perçus comme une menace pour l’emploi et la culture nationale, ou encore les élites politiques, accusées de ne gouverner que pour leur propre intérêt. Ce repli sur ce qui est proche de nous, sans aller voir plus loin,qu’il s’agisse de l’immigré ou de l’écologiste qui remet en question nos habitudes, est une manière de fuir les enjeux globaux que l’on estime hors de notre contrôle. On rejette la faute sur ce qui est juste sous nos yeux sans chercher à porter le regard plus loin.

Pensez-vous que le taux d’abstention est davantage lié à un manque de représentation des citoyens au sein des partis ou plutôt à une insatisfaction vis-à-vis du modèle européen ?

Le taux d’abstention est davantage lié à un manque de représentation par les partis ; il y a une crise plus globale du système politique, de ce côté l’insatisfaction par rapport au modèle européen pèse moins. Cependant, l’abstention n’est pas la même dans les différents scrutins (présidentiel, législatif, européen) et il est plus que probable que les électeurs pensent que l’enjeu européen est plus éloigné d’eux.

D’autant plus que les campagnes électorales au moment des élections européennes, ont été très centrées sur les questions nationales. C’est à la fois la crise du système politique institutionnel qui est la principale responsable de cette abstention importante et des enjeux particuliers. En raison de la possibilité de l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national, en réaction, il y a eu un sursaut de mobilisation. Les élections présidentielles impliquent une participation généralement plus forte que les législatives. Par contre, les européennes fonctionnent un peu moins ; les citoyens se sentent moins concernés, quand ils ne sont pas carrément insatisfaits du modèle européen.

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L'enjeu

L'émergence ou le retour de la censure, indique-t-elle une transition vers des démocraties illibérales contrôlées par l'État ou une tendance accrue vers le « politiquement correct » ? Il est crucial d'examiner l'illibéralisme de la censure indépendamment des affiliations politiques. Matteo Pottier Bianchi se penche sur la question de savoir si ce retour de la censure, quelle qu'en soit la motivation, relève du fantasme ou de la réalité.

L'intervenant

Matteo Pottier Bianchi est un enseignant et doctorant en histoire. Il est spécialiste de l’histoire du droit et ses travaux portent actuellement sur la Cour des comptes sous le second empire. Il est aussi le fondateur et président du Centre d’études républicaines et de l’association Dunkerque-Gaza.

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Censure ou liberté : la démocratie à l’épreuve du politiquement correct

L’émergence de la censure, vers l’avènement d’une démocratie illibérale ?

Depuis mars 2022, l’Union européenne a frappé fort en censurant des médias russes comme Russia Today, dans le sillage de l'invasion de l'Ukraine. Mais cette censure pose une question cruciale : assistons-nous à une dérive inquiétante de nos démocraties, ou la censure n'est-elle plus l'apanage des régimes autoritaires ? Au-delà des enjeux géopolitiques, la censure semble omniprésente. Certains dénoncent une dérive « wokiste », mais peut-on vraiment comparer la censure institutionnelle à celle exercée par certains groupes de gauche ?

Le moralisme et l’hygiénisme conduisent toujours au totalitarisme

Les politiques de censure des droites populistes, comme celles de Viktor Orban, Premier ministre hongrois, ou le PIS (Parti et Justice, extrême-droite) en Pologne, sont-elles comparables aux appels de la gauche à censurer Tintin, Picasso ou Christophe Colomb ?

Il y a d’incontestables points communs sur les moyens utilisés, puisque l’objectif des deux côtés consiste à supprimer la figure contradictoire selon une base de référence idéologique ou politique. Néanmoins, la fin est différente. En Pologne, en Hongrie et en Russie, la censure renforce l’État, tandis qu’à gauche, elle vise à déconstruire les structures sociales et politiques.

La censure de Russia Today se justifie-t-elle par l’interdiction de nos journaux ailleurs ? La liberté d’opinion repose-t-elle sur une réciprocité ?

La censure de Russia Today, imposée par la Commission européenne en février 2022, dépasse ses prérogatives. Lutter contre des régimes autoritaires en utilisant leurs méthodes est problématique. La censure repose sur une vision manichéenne qui ne s’applique pas à nos démocraties libérales. Déclarer Russia Today comme le mal absolu n’est pas réaliste et ne devrait pas guider l’action publique. Le moralisme et l’hygiénisme conduisent toujours au totalitarisme. Si on revient aux droites nationalistes, la censure se fait au nom d’une morale. Par exemple, Orban agit beaucoup contre les personnes homosexuelles au nom d’une morale religieuse. Il en est de même à gauche. Il suffit d’ouvrir le dernier livre de Jean-Luc Mélenchon (Faites mieux ! 2023) qui nous parle de morale. Revenir à une censure fondée sur la réciprocité indiquerait une régression démocratique vers des systèmes plus autoritaires.

Pour rester sur le cas de la Russie, l’invasion de l’Ukraine justifie-t-elle de déprogrammer des artistes russes ? Apprécier des auteurs russes équivaut-il à soutenir le régime ?

Je pense que pour voir la main de Vladimir Poutine derrière Tolstoï ou Dostoïevski, il faut vraiment avoir beaucoup d’imagination. Les conflits armés, comme celui qui se passe en Ukraine, sont souvent le résultat de nos erreurs. Censurer des cours universitaires à cause de l’invasion de l’Ukraine est absurde. De même, la Fédération féline internationale a banni les chats russes des compétitions, et la maire de Paris a décidé de ne pas recevoir les athlètes russes. Ces actions mènent à l’enfermement et à une communication limitée entre les nations et les cultures, créant des rapports de blocs.

Dans le prolongement de cette réflexion sur la séparation entre art, politique et censure, il semble important de se pencher sur la question plus large de la légitimité de qui détient le pouvoir de décider ce qui doit ou non être censuré. Vous avez évoqué en début d’entretien le rôle du Parlement européen.

Ce n’est pas au Parlement européen de prendre l’initiative de la censure, comme l’a été décidé pour Russia Today, car toute restriction de la liberté de manière générale ne devrait venir que du peuple, même si cela traduit une régression de nos sociétés. Cependant, je distingue bien la censure, des limites de la liberté d’expression qui consiste à protéger le respect et la dignité des personnes.

En parlant de la liberté d'expression, l’animateur Guillaume Meurice a fait récemment polémique pour une blague sur le Premier ministre israélien. Certains ont alors crié à la censure et d’autres à un outrepassement de la liberté d’expression. Peut-on préserver l'humour du politique et l'affaire Dieudonné était-il un précurseur de la censure ?

L’affaire Dieudonné, qui remonte maintenant à plusieurs années, n’était pas une affaire de censure. Il s’inscrivait dans le cadre normatif de la liberté d’expression qui interdit l’insulte et la diffamation. Les propos de Dieudonné n’étaient pas politiques mais antisémites.  En ce qui concerne Guillaume Meurice et l’humour politique, Oscar Wilde disait qu’il n’y a pas d’ouvrage moral ou immoral, il n’y a que des ouvrages bien ou mal écrits. L’humour n’est jamais que la forme qu’on utilise pour faire passer un message fin, drôle et non-insultant. Cependant un humour grossier, vulgaire et insultant doit être sanctionné, quand bien même il se prétend humoristique. La différence principale entre Dieudonné et Meurice est que ce dernier officie sur France Inter, média qui est payé par l’impôt du contribuable. Ce qui soumet ce chroniqueur à des obligations très particulières, auxquelles Dieudonné n’était pas soumis.

Ce débat sur la liberté d'expression soulève également une autre question : celle de l'autocensure des citoyens dans une société de plus en plus polarisée et partisane. Est-ce qu'on ne constate pas une autocensure des citoyens par peur de se faire étiqueter ?

C’est le grand paradoxe de notre temps. Les gens ne vont plus voter, mais ont des idées sur tout, pour tous, en tout lieu et en tout temps. Ce phénomène est parfaitement accentué par les réseaux sociaux qui sont des espaces inédits dans lesquels la parole d’un spécialiste et d’un amateur est égale sur le même sujet. Cette polarisation s’explique aussi par les différentes crises économique, sociale, morale et politique que nous traversons. 

Cette polarisation n’incombe pas uniquement aux extrêmes et les gouvernements en place savent en jouer. Dans les équipes de communication du gouvernement Macron, on appelle ça des « arcs électifs », c’est-à-dire le fait d’imposer deux choix et obliger les citoyens à se prononcer comme cela a été le cas avec la Russie récemment. Soit on est pour la paix (pour le droit et donc pour l’Ukraine), soit on est presque fascistes, pour la Russie. Or, la réalité est toujours plus nuancée. Il en va de même pour le conflit entre Israël et la Palestine.  J’insiste sur le fait que cette autocensure est le fait de tout le corps social et de toutes les classes politiques. Concernant l’autocensure des citoyens, je la vois de deux sortes : une majorité silencieuse et des groupes radicaux. En effet, nous avons du mal à appréhender cette notion de majorité silencieuse. Pourtant, il y a des citoyens qui s’interdisent d’exprimer leurs idées et on le constate dans le débat public.

Dans ce contexte de polarisation et d'autocensure, comment peut-on alors préserver la liberté d'opinion face à des lois limitant l'expression, comme on l’a vu récemment en Écosse ou au Canada ? Ou est-ce un combat perdu ?

J’ai deux convictions. La première est que nous vivons une période de décadence, c’est-à-dire une régression en tout domaine. La deuxième est que les lois doivent se durcir à mesure que les mœurs s’affaiblissent, comme le disait De Persigny (homme politique du XIXe siècle).  Je crois qu’on doit commencer par une chose très simple : rappeler l’État de droit, notamment en matière de liberté d’expression.  Maintenant, nous faisons face à une attaque du modèle démocratique et républicain, notamment par les forces de gauche et de droite extrême qui défendent un totalitarisme comme un autre. Il ne faut pas avoir la voix chancelante pour le dire ni la main qui tremble pour l’écrire. Alors que notre modèle démocratique est menacé par des forces extrêmes, il est temps de défendre sans hésitation nos valeurs. La démocratie libérale ne peut pas se permettre d’être passive ; elle doit se battre pour sa survie au risque de déboucher sur une démocratie illibérale. 

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La réélection du président salvadorien Nayib Bukele avec 82,66 % des voix en février 2024 résonne en Amérique latine comme une approbation de sa politique sécuritaire. Ses mesures, souvent jugées autoritaires, séduisent une population latino-américaine en quête de stabilité.

Un modèle sécuritaire extrême : la « méthode Bukele »

En quelques années, Nayib Bukele a instauré au Salvador une politique de sécurité à grande échelle visant à éradiquer la violence des gangs, un fléau qui gangrène le pays depuis des décennies. Parmi les éléments phares de sa stratégie : une succession d’états d’urgence, la militarisation de la sécurité publique, des arrestations massives, des procès collectifs et la construction de « méga-prisons » pour accueillir des milliers de détenus. Ces mesures drastiques, popularisées sur les réseaux sociaux, ont permis au Salvador d’afficher une réduction impressionnante de 93 % du taux d’homicides entre 2018 et 2023, selon les chiffres officiels.

Dates ImportantesChiffres Clés
2022 : Instauration de l’état d’urgence au Honduras pour faire face à la criminalité, inspiré du modèle salvadorien.
93 % : Réduction du taux d’homicides au Salvador entre 2018 et 2023 grâce à la politique sécuritaire de Bukele.
2023 : Équateur fait appel à des ingénieurs salvadoriens pour construire des centres de détention de haute sécurité.90 % : Taux de popularité de Bukele au Salvador en 2023, selon Latinobarometro.
Février 2024 : Réélection de Nayib Bukele avec 82,66 % des voix, marquant un large soutien populaire à sa politique sécuritaire. 48 % : Proportion des Latino-Américains soutenant la démocratie en 2023, reflet d’une désillusion démocratique croissante.
Mars 2024 : Human Rights Watch dénonce un dilemme imposé par Bukele entre sécurité et droits humains.82,66 % : Score électoral de Bukele lors de sa réélection en 2024, consolidant sa position politique.
2024 : Santiago Pena, président du Paraguay, adopte des pratiques inspirées de Bukele pour gérer les prisons locales.20 000 prisonniers : Capacité de la méga-prison construite sous la présidence de Bukele, visant à contenir les membres de gangs.

Ces résultats, associés à un taux de popularité de 90 % en 2023 (selon Latinobarometro), montrent un « miracle Bukele » qui fascine au-delà des frontières salvadoriennes. Malgré des atteintes aux libertés individuelles et aux droits de la presse, les résultats obtenus dans la lutte contre l’insécurité trouvent un écho favorable en Amérique latine. Rafael López Aliaga, maire de Lima, a salué publiquement la « méthode Bukele », tandis que plusieurs dirigeants de la région, issus de tendances politiques variées, se sont inspirés de certaines de ses pratiques.

Le modèle Bukele ne s’arrête pas aux frontières du Salvador. Au Honduras, la présidente Xiomara Castro a prolongé l’état d’urgence instauré en 2022 pour faire face à l’insécurité, annonçant même la création d’une colonie pénitentiaire sur les îles Swan destinée aux chefs de gangs. En Équateur, le président Daniel Noboa a fait appel aux ingénieurs salvadoriens pour construire des centres de détention de haute sécurité. Santiago Pena, président du Paraguay, s’est également inspiré des méthodes de Bukele en appliquant des pratiques similaires pour gérer les prisons locales.

Le modèle Bukele suscite un débat sur l’équilibre entre sécurité et droits humains. La concentration des pouvoirs, les restrictions aux libertés individuelles et le contrôle des médias, des caractéristiques du modèle salvadorien, inquiètent les observateurs internationaux. Selon Human Rights Watch, cette approche impose aux citoyens un choix biaisé entre une vie sécurisée et la défense de leurs droits fondamentaux.

Crédits photo : Eduardo Santillán Trujillo / Presidencia de la República Flickr

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