Historiquement, comment le christianisme s’est-il articulé avec le pouvoir politique en Occident ?
La religion fondée sur la personne du Christ ne se présente pas sous une forme unique. Comme pour le judaïsme ou l’islam, il vaut mieux parler de christianismes au pluriel. Dans l’Antiquité tardive, au IVᵉ siècle, Augustin cherche à montrer que les chrétiens sont de bons citoyens tout en distinguant la cité terrestre de celle de Dieu. Il ne défend pas une théocratie, mais une société juste inspirée par le christianisme. Au Moyen Âge, le christianisme se répand dans les institutions. Les royaumes « barbares », comme celui de Clovis, se convertissent et s’allient à l’Église. Avec Charlemagne, renaît un Empire chrétien d’Occident : l’empereur protège le pape, qui en retour lui accorde une légitimité spirituelle. Mais dès le XIᵉ siècle, l’Église cherche à s’émanciper de l’Empire en élisant librement son chef. Grégoire VII affirme même la supériorité du pape, ce qui déclenche la querelle des Investitures. Le droit canonique élaboré par l’Église renforce la position du pape comme autorité suprême. À l’Est, l’Empire byzantin maintient une alliance entre pouvoir et religion jusqu’à sa chute en 1453. Aujourd’hui encore, ces modèles laissent des traces. En Europe occidentale, les réformateurs protestants et les penseurs des Lumières ont remis en cause l’autorité pontificale. En Orient, le mythe impérial persiste : la Russie notamment, se présente comme la « troisième Rome », et l’alliance entre pouvoir et Église s’inscrit dans une longue continuité.
Depuis la fin du XIXᵉ siècle et surtout tout au long des XXᵉ et XXIᵉ siècles, comment le rapport au religieux a-t-il évolué dans les États occidentaux ?
On ne peut pas comprendre la modernité sans penser à la séparation du politique et du religieux. La laïcité française de 1905 est une des expressions d’un mouvement plus large.
Le principe de séparation s’est diffusé bien au-delà de l’Occident. Même la Russie de Poutine, malgré son autoritarisme, maintient une séparation juridique entre l’État et les cultes. C’est paradoxalement un signe de libéralisme. Mais il faut le distinguer de la démocratie : un État peut s’affranchir des cultes sans être démocratique ; inversement, des démocraties peuvent conserver des Églises établies tout en respectant la liberté de conscience, à l’instar de l’Angleterre où l’Église anglicane est liée à la Couronne. Mais la tendance reste globalement à la « désétatisation » du religieux, incompatible avec la démocratie moderne.
Les références chrétiennes actuelles dans le débat politique signalent-elles un « retour du religieux » ou plutôt une résistance identitaire ?
Je préfère parler de résistance identitaire plutôt que de « retour du religieux », formulation vague. Au sein des trois monothéismes, on voit émerger des courants qui veulent « déséculariser » la société. L’islamisme en est un exemple mais on observe aussi cette tendance dans le catholicisme intégriste ou traditionaliste ou chez certains protestantismes fondamentalistes.
Ce phénomène relativement récent s’explique parce ce que sont devenues notamment les sociétés occidentales : post-séculières, sans références religieuses. Une autre voie est cependant possible. Respectant l’autonomie de la cité, elle repose sur la foi en un Dieu-ressource pour la vie collective et la vie intérieure. On assiste aujourd’hui à une véritable guerre entre ces deux conceptions du religieux.
Certaines forces politiques, surtout conservatrices, instrumentalisent-elles le christianisme ?
Oui, clairement. Et c’est un phénomène réciproque : le politique instrumentalise le croyant et vice et versa. En France, Éric Zemmour a souvent agité la « chrétienté », en la citant comme norme de l’identité nationale, dans un discours néo-maurrassien. En Russie, les orthodoxes soutiennent le pouvoir malgré la séparation juridique. Aux États-Unis, un autre mouvement religieux pèse sur les décisions politiques…
Comment expliquer le rôle central des évangéliques dans la politique américaine, notamment dans le vote pour Trump, et quel modèle d’articulation entre religion et démocratie s’y reflète ?
Le soutien massif des évangéliques à Donald Trump s’inscrit dans une dynamique historique propre aux États-Unis. Ce pays aux 50 États est né d’une double influence : celle des puritains du Mayflower (1621), porteurs d’une vision religieuse stricte, et celle des Lumières (l’indépendance de 1776), à l’origine des institutions démocratiques et républicaines. Cette tension entre fondement puritain et rationalisme philosophique traverse encore la vie politique américaine. Les évangéliques, branche conservatrice du protestantisme, mènent une guerre culturelle contre ce qu’ils perçoivent comme une décadence morale, illustrée par l’avortement, le mariage homosexuel ou la théorie du genre. Trump incarne pour eux la résistance à ces évolutions, notamment à travers sa dénonciation du « wokisme ». Enfin, la religion reste très présente dans la sphère publique. Deux exemples : le président prête serment sur la Bible, « In God We Trust » figure sur les billets de banque.
Le christianisme peut-il inspirer une action politique sans devenir un outil d’instrumentalisation ou de normativité religieuse ?
Oui, absolument. Mais à une condition : il faut penser le christianisme non comme un code normatif qu’on imposerait à tous, mais comme une ressource spirituelle et éthique. C’est une distinction fondamentale. Le mot « valeurs » est aujourd’hui piégé : il tend à figer la pensée dans des normes identitaires, intolérantes et idéologiques. La doctrine sociale de l’Église est un bon exemple de « ressource » : elle propose des principes comme la dignité, la solidarité ou le bien commun, non comme des lois, mais comme des repères pour penser la vie civique. Un responsable politique, croyant ou non, peut s’en inspirer, à condition de respecter la diversité des convictions.
Est-il possible de faire de la politique sans ancrage idéologique ou spirituel ?
En réalité, non. Toute politique s’appuie sur une vision du monde, des principes, une idée du bien et de la justice. Ceux qui se disent « neutres » ou « pragmatiques » portent une idéologie implicite. La montée des technocraties en est un exemple. Ce qui est problématique, c’est l’attitude de l’idéologue qui refuse la contradiction. C’est pourquoi je plaide pour le retour de ressources spirituelles et philosophiques, capables d’ancrer l’action politique dans une profondeur morale. Sans cela, la politique devient simple gestion ou marketing et la démocratie s’épuise dans sa capacité à délibérer.
Quelles pistes pour réinventer un dialogue sain entre convictions religieuses et démocratie pluraliste, évitant instrumentalisation et prosélytisme ?
La clé, c’est de sortir de la logique de conquête ou de conversion. Dans une démocratie pluraliste, les traditions religieuses ne doivent pas chercher à imposer leur loi, mais à dialoguer en tant que ressources narratives. Il ne s’agit pas de fusionner les religions dans un grand syncrétisme, mais de favoriser la circulation des récits fondateurs. La Bible, le Coran, le Talmud, les textes bouddhistes, etc., peuvent entrer en conversation, chacun avec son langage propre.
Cela suppose une double ouverture : des croyants capables de reconnaître la légitimité de la pluralité religieuse, et des institutions capables d’accueillir ces voix sans les soupçonner automatiquement de prosélytisme. Le but n’est pas l’unanimité, mais une coexistence constructive autour d’un monde commun. Cette approche permet aussi d’éviter la récupération politique. Une foi vivante est à l’abri de l’instrumentalisation. C’est quand la foi devient un symbole vide, disponible pour tous les discours identitaires, qu’elle est la plus vulnérable. À l’inverse, si elle reste une source de sens, de justice, de solidarité, elle peut pleinement contribuer à la vitalité démocratique.