Le succès d’Emilia Pérez dans les grandes cérémonies repose sur son alignement avec les attentes du cinéma occidental : un récit de transformation marquant, une esthétique soignée et un casting international. Peu importe si la réalité mexicaine ou le vécu trans sont édulcorés, l’essentiel est d’offrir une histoire d’émancipation qui rassure un public occidental. Jacques Audiard a lui-même reconnu avoir tourné en France, jugeant Mexico « trop réelle » pour son film. Cette déclaration a alimenté les accusations d’eurocentrisme, notamment par la créatrice queer Camila Aurora, qui critique une vision réductrice du Mexique. La journaliste Sofia Otero (de Volcánicas) pointe également des incohérences comme l’usage d’ordinateurs portables dans les marchés nocturnes ou une justice mexicaine calquée sur le modèle américain.
La représentation du parcours trans dans Emilia Pérez est aussi jugée controversée. Bien que le film se veuille progressiste, l’association GLAAD et plusieurs figures trans regrettent une vision simplifiée et cisnormée de la transition. L’autrice queer Fran Tirado déplore la réduction du parcours trans à une simple opération chirurgicale, occultant ses dimensions hormonales, sociales et psychologiques.
Face aux critiques, Audiard revendique la nature fictionnelle et stylisée de son film. Dans un entretien avec la BBC, il rappelle qu’Emilia Pérez n’a pas vocation à être un documentaire, comparant son approche à celle de Shakespeare : « Shakespeare avait-il besoin d’aller à Vérone pour écrire une histoire qui s’y déroule ? ». Le réalisateur insiste sur l’aspect onirique et musical du film, justifiant ainsi les libertés prises avec la réalité. Malgré la controverse, le film marque l’histoire en consacrant Karla Sofía Gascón, première femme trans à recevoir un prix d’interprétation à Cannes, et en obtenant une nomination aux Oscars. Emilia Pérez incarne ainsi les tensions entre reconnaissance occidentale et réception locale. S’il a su conquérir les festivals et le public international, il soulève une question essentielle : jusqu’où le cinéma peut-il s’éloigner de la réalité sans tomber dans les clichés ?