Depuis 2008, les tensions se sont multipliées autour de sites symboliques tels que les temples de Ta Muen Thom ou de Preah Vihear. L’inscription de ce dernier au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2008 en tant que site cambodgien a ravivé les différends entre Phnom Penh et Bangkok, la Thaïlande considérant ce temple, situé sur une hauteur et facilement accessible depuis son territoire, comme le sien. Le Cambodge s’appuie sur des cartes coloniales affirmant le contraire, chacun campant sur des lectures opposées de l’histoire.
Les deux États campent sur des lectures opposées de l’histoire. Ce désaccord a dégénéré à plusieurs reprises. En 2025, de nouveaux affrontements éclatent dans la zone appelée « triangle d’émeraude », une région frontalière à la Thaïlande, au Laos et au Cambodge, provoquant au moins trente morts et près de 200 000 déplacés. Les combats impliquent artillerie, aviation et tirs contre des zones civiles. La frontière, autrefois floue, est désormais militarisée. Selon l’historien Thongchai Winichakul, la construction des frontières en Asie du Sud-Est a été fortement influencée par une « cartographie coloniale imaginaire », qui a imposé des lignes rigides à des territoires qui n’avaient pas de frontières définies. Cette approche occidentale du territoire a bouleversé les conceptions locales de l’espace.
En 1907, la France, possédant l’Indochine — territoire regroupant trois pays actuels dont le Cambodge —, signe un traité avec le Siam (l’actuelle Thaïlande) qui redéfinit la frontière. Seulement, le tracé ne correspond pas toujours à la réalité du terrain. Les géographes français dressent des cartes sans consulter les populations locales, ni même les dirigeants thaïlandais, qui ne comprennent pas la logique occidentale de la cartographie. Ainsi, Preah Vihear, pourtant plus accessible depuis la Thaïlande, est attribué au Cambodge.
Lorsque le Cambodge prend son indépendance le 9 novembre 1953, ces frontières deviennent officielles, mais la Thaïlande ne les reconnaît jamais complètement. Dans les années 1960, Phnom Penh saisit la Cour internationale de justice. En 1962, celle-ci attribue le temple de Preah Vihear au Cambodge à travers un arrêt, mais laisse en suspens les zones environnantes, laissant ainsi une « zone grise » qui alimente la frustration du côté thaïlandais.
En 1970, un coup d’État renverse le prince Sihanouk. Le Cambodge s’enfonce dans la guerre civile, puis tombe aux mains des Khmers rouges en 1975. Pendant cette période, l’État cambodgien est trop faible pour contrôler ses frontières. La Thaïlande, elle, renforce sa présence et soutient certaines milices telles que les Khmers Serei, un groupe de résistance anticommuniste, contribuant à rendre la frontière encore plus instable.
Les accords de paix de Paris en 1991, sous l’égide des Nations Unies (ONU) et co-présidés par la France et l’Indonésie, ont pour objectif d’amorcer un processus de paix impliquant toutes les factions cambodgiennes et les États de la région, y compris la Thaïlande. L’ONU supervise une transition vers un État stable par l’administration transitoire des Nations Unies au Cambodge, tout en mettant en place un cessez-le-feu, avec désarmement et retrait des troupes. Mais les problèmes frontaliers ressurgissent rapidement, malgré la décision d’une gestion administrative conjointe dans certaines zones. Certaines restent floues, d’autres sont revendiquées par les deux pays, laissant perdurer les litiges liés à l’héritage colonial.
Entre 2008 et 2025, plusieurs affrontements éclatent. À chaque crise politique ou montée du nationalisme, la frontière devient un outil pour renforcer le pouvoir en place. Les cartes coloniales deviennent des arguments politiques que chacun interprète à sa manière, sans consensus. Entre juin 2008 et décembre 2011, au moins huit affrontements officiels ont eu lieu entre le Cambodge et la Thaïlande, faisant une dizaine de morts et de blessés.
Depuis 2008, les tensions armées entre les deux pays autour du temple de Preah Vihear ont entraîné le déplacement temporaire d’environ 500 000 personnes. Les affrontements les plus intenses ont touché massivement les populations civiles vivant près de la frontière. La Croix-Rouge cambodgienne rapporte des conditions précaires dans les camps d’accueil improvisés, où l’accès à l’eau potable, aux soins médicaux et à d’autres services essentiels reste très limité.
Ce conflit frontalier s’est également enraciné dans les mémoires collectives. En Thaïlande, les manuels scolaires perpétuent une vision nationaliste de l’histoire, dans laquelle Preah Vihear figure comme un territoire injustement perdu, en lien avec le mythe des « pertes territoriales » du royaume. Le récit cambodgien insiste au contraire sur la légitimité juridique de sa souveraineté, reconnue par la Cour internationale de justice. Ces récits divergents alimentent les ressentiments entre les deux pays, rendant tout compromis politiquement risqué.
Pavin Chachavalpongpun explique que, dans le contexte thaïlandais, les frontières ne sont pas seulement des lignes géographiques, mais des constructions idéologiques. Elles servent à définir l’identité nationale en opposant la Thaïlande à ses voisins et véhiculent une charge émotionnelle forte dans les discours officiels. Cette dimension symbolique de la frontière participe à renforcer l’unité nationale et la « Thainess ».
En réalité, ce conflit persiste car il repose sur une frontière mal définie depuis la colonisation, laissant une ligne artificielle, jamais vraiment contrôlée par les deux États. Depuis, aucun accord clair n’a permis de fixer cette frontière de manière partagée et stable. Ce conflit frontalier n’est donc pas seulement une affaire de souveraineté territoriale. Il révèle aussi la manière dont les nations mobilisent leurs récits mémoriels pour légitimer leur cause, comme on le constate ailleurs avec le conflit israélo-palestinien ou dans la région du Haut-Karabakh. Le patrimoine et l’héritage historique se transforment en instruments de puissance, où la mémoire collective dépasse la simple géographie pour alimenter des tensions géopolitiques durables.