L'enjeu

Guerres prolongées, affaiblissement des institutions, montée en puissance des milices et rivalités régionales redessinent en profondeur le Moyen-Orient. Comprendre cette décomposition permet d’analyser les nouveaux équilibres de pouvoir, leurs conséquences pour les populations et les perspectives de stabilisation des relations internationales dans une région centrale.

L'intervenant

Adel Bakawan est chercheur associé au programme Turquie/Moyen-Orient de l’Ifri et directeur de l’European Institute for Studies on the Middle East and North Africa (EISMENA). Il est également membre de l'iReMMO, chercheur associé au CAREP Paris et chargé de cours à l’Université d’Évry.

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Moyen-Orient : l’effondrement silencieux des États

Dans quelle mesure la fragmentation du pouvoir au Moyen-Orient entre États fragilisés, groupes armés et puissances régionales, redéfinit-elle aujourd’hui les équilibres politiques et stratégiques de la région ?

Le Moyen-Orient traverse une phase de décomposition profonde. Guerres prolongées, effondrement des institutions, montée des acteurs armés et rivalités régionales traduisent un bouleversement structurel de l’ordre politique régional. Il ne s’agit pas d’une crise passagère mais d’un processus historique qui remet en cause l’État comme cadre central du pouvoir et de la souveraineté.

Décomposition des États et ruptures historiques

Comment expliquer l’affaiblissement durable de nombreux États au Moyen-Orient ?

Les États du Moyen-Orient donnaient une illusion de solidité avant les années 2000. Ils étaient autoritaires, parfois extrêmement violents, mais ils tenaient. Le basculement s’opère avec la destruction de l’État irakien après 2003. La chute de Saddam Hussein ne représente pas seulement la fin d’un régime, mais la disparition d’un pilier central de l’ordre régional. En supprimant l’appareil étatique irakien, un vide politique, sécuritaire et institutionnel s’est ouvert, et ce vide n’a jamais été refermé.

Cette décomposition était en réalité latente dès la création des États modernes du Moyen-Orient. Ils ont été construits sans véritable contrat social, sur la base de frontières artificielles et de systèmes de domination imposés par des élites restreintes. L’État n’a jamais été perçu comme protecteur par une grande partie des sociétés, mais comme un instrument de coercition. Lorsque les chocs internes ou externes deviennent trop forts, ces États s’effondrent rapidement, faute de légitimité profonde.

Pourquoi le 11 septembre 2001, le printemps arabe et le 7 octobre 2023 constituent-ils des ruptures majeures ?

Le 11 septembre marque l’entrée du Moyen-Orient dans une phase d’ingérence directe visant à transformer les régimes par la force. Les États-Unis tentent alors d’imposer la démocratie par le haut, sans compréhension des réalités sociales et politiques locales. Le résultat est une déstabilisation durable.

Le printemps arabe 2011 représente une rupture différente : une tentative de transformation par le bas, portée par les sociétés elles-mêmes. Mais cette dynamique échoue face à la répression des régimes, au retour des militaires et à l’éclatement de guerres civiles. Le 7 octobre 2023 constitue une troisième rupture, car il met fin aux illusions de stabilisation régionale construites autour des accords d’Abraham. La question palestinienne, volontairement marginalisée, redevient centrale et révèle la fragilité des recompositions diplomatiques récentes.

Acteurs armés et effacement de l’État

Comment la fragilisation des États a-t-elle favorisé l’émergence de pouvoirs parallèles ?

Lorsque l’État disparaît, le vide est toujours comblé. En Irak, en Syrie ou au Liban, les institutions ont perdu leur capacité à exercer l’autorité. Les groupes armés ne sont pas des acteurs périphériques : ils deviennent les véritables centres de décision. Ils contrôlent la violence, imposent des lignes rouges et orientent les choix politiques majeurs.

En Irak, aucun Premier ministre ne peut accéder au pouvoir sans l’accord des milices. Au Liban, le Hezbollah dispose d’un droit de veto permanent sur les grandes orientations politiques et institutionnelles. En Syrie, une multitude de groupes armés contrôle le territoire et conditionne l’avenir du pays. Ces acteurs ne complètent pas l’État : ils s’y substituent, fragmentant la souveraineté et redéfinissant les rapports de pouvoir.

Quel rôle jouent aujourd’hui les groupes armés dans l’équilibre politique régional ?

Les groupes armés structurent désormais l’équilibre régional. Dans les États en cours de décomposition, ils détiennent le pouvoir réel. Ils imposent leurs priorités, décident des alliances et bloquent toute tentative de reconstruction étatique qui menacerait leur position. La logique de la milice remplace celle de l’institution, et la loyauté communautaire supplante l’appartenance nationale.

Rivalités régionales et recomposition du pouvoir

En quoi les puissances régionales participent-elles à cette fragmentation ?

L’Iran a mis en place un ordre régional fondé sur les milices. Cette stratégie lui permet d’exercer une influence déterminante sans assumer les responsabilités liées à la gestion directe des États. Mais elle contribue à la désintégration durable des pays concernés.

L’Arabie saoudite privilégie une autre voie, fondée sur la stabilité autoritaire et le développement économique, sans transformation politique profonde. La Turquie se distingue par l’existence d’un véritable projet régional, inspiré de son héritage historique, visant à intégrer politiquement, économiquement et stratégiquement plusieurs pays du Moyen-Orient dans sa sphère d’influence.

Sociétés fragilisées et crise de l’avenir

Quelles sont les conséquences concrètes de cette fragmentation pour les populations ?

Les conséquences humaines et sociales sont majeures. En Syrie, une grande partie de la population vit sous le seuil de pauvreté. Au Liban, l’effondrement de l’État a détruit toute perspective d’avenir, poussant massivement la jeunesse à l’exil. En Irak, une majorité de jeunes ne croit plus en l’avenir du pays et aspire à partir.

Cette situation entraîne une érosion profonde de l’identité nationale. Lorsque l’État n’offre ni protection ni horizon, les individus se replient sur des appartenances communautaires, religieuses ou locales. Le lien entre l’État et la société est rompu.

Perspectives et risques futurs

Cette fragmentation est-elle appelée à durer ?

Le processus est structurel. Les causes profondes — absence de contrat social, domination des élites, militarisation du pouvoir — n’ont jamais été traitées. Aucun projet crédible de reconstruction étatique n’est aujourd’hui porté par les dirigeants régionaux. La décomposition est donc appelée à se prolonger.

Peut-on craindre une future décomposition territoriale ?

Si un État comme la Syrie venait à se fragmenter territorialement, les conséquences seraient régionales. Kurdes, Druzes, Alaouites et Sunnites pourraient chercher à constituer des entités distinctes, provoquant un effet domino dans l’ensemble du Moyen-Orient. Cela ouvrirait une nouvelle phase historique, encore plus instable, où l’ordre régional serait fondé non plus sur des États, mais sur des zones de pouvoir fragmentées.

Mot de fin

La fragmentation du pouvoir transforme en profondeur les équilibres politiques et stratégiques du Moyen-Orient, en particulier dans les États les plus fragilisés comme l’Irak, la Syrie ou le Liban. Dans ces espaces, l’État n’est plus l’acteur central : le pouvoir est partagé, disputé ou confisqué par des groupes armés, eux-mêmes intégrés à des stratégies régionales portées par l’Iran, la Turquie ou l’Arabie saoudite.

Cette recomposition ne conduit pas à un vide politique, mais à un nouvel ordre instable, fondé sur des rapports de force indirects et sur la militarisation du pouvoir. Les équilibres régionaux ne se structurent plus uniquement autour des États, mais autour de réseaux, d’alliances et de zones d’influence mouvantes. Si cette dynamique ne touche pas l’ensemble du Moyen-Orient de la même manière, elle redéfinit durablement la manière dont le pouvoir s’exerce et se projette dans la région.

Lectures et ressources conseillées
Éditions Tallandier La décomposition du Moyen-Orient

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