Histoire et limite de la neutralité sportive
Comment le principe de la neutralité sportive s’est historiquement imposé dans le mouvement olympique ?
La neutralité a toujours été proclamée par Coubertin pour mettre le sport dans une bulle, mais elle n’a jamais existé réellement. Dès les premiers Jeux d’Athènes en 1896, les objectifs étaient géopolitiques : pacifier les relations internationales, redonner du lustre à la France et former la jeunesse au sport pour en faire de futurs soldats. Le patriotisme des vainqueurs et le « nation branding » étaient déjà présents. Après la Première Guerre mondiale, l’Allemagne fut exclue des compétitions pour avoir perdu la guerre. Même la première Coupe du monde en Uruguay visait à affirmer l’existence internationale du pays. Pendant la guerre froide, les médailles déterminaient quel régime était le plus performant. La neutralité est donc mythique : elle masque surtout la peur des institutions de perdre le contrôle des événements.
Athlètes neutres et contextes géopolitiques
Voyons le cas des « Individual Neutral Athletes » aux JO de Paris 2024 : des athlètes russes et biélorusses sont autorisés à concourir sous statut neutre (sans drapeau ni hymne) mais avec des conditions strictes. En quoi ce dispositif interroge-t-il la portée réelle de la neutralité sportive ?
Ces athlètes devaient ne pas appartenir à une structure soutenant la guerre en Ukraine et ne pas exprimer ouvertement leur soutien au conflit. En pratique, ce sont surtout des Russes vivant à l’étranger qui ont pu participer. Le dispositif reste limité, et illustre que la neutralité sportive est contrainte par la politique et les rapports de force internationaux. La Russie tente toutefois de contourner ces sanctions via les fédérations asiatiques, moins influencées par l’Occident, mais elle reste exclue des compétitions européennes.
Lors de la Coupe du monde 2022 au Qatar, la FIFA a interdit le port du brassard « OneLove » en menaçant de sanctions sportives. Selon vous, jusqu’où le respect des contextes culturels et politiques du pays hôte peut-il être pris en compte face à des principes portés par certaines organisations internationales et une partie de la communauté sportive ?
Quand un pays obtient une compétition, il accepte les règles fixées par l’organisme qui l’attribue. L’UEFA ou la FIFA peuvent imposer leurs conditions, mais chaque État conserve ses lois. Au Qatar, l’interdiction de l’alcool dans les stades ou certaines tenues relevaient du cadre local, même si des compromis avaient été trouvés. Sur les symboles, la FIFA a cherché à distinguer l’expression des joueurs de celle du public : elle a interdit le brassard OneLove pour éviter la multiplication des revendications politiques sur le terrain, tout en tolérant une certaine liberté aux spectateurs. L’objectif était de recentrer le message sur des causes considérées comme universelles, comme la lutte contre le racisme. Cette tension entre règles locales et principes internationaux n’est pas propre au Qatar et pourrait se rejouer ailleurs, comme lors de la Coupe du monde 2026 aux États-Unis, dans le cas où certaines politiques locales entreraient en contradiction avec les valeurs promues par les instances sportives.
Quelles logiques ou critères semblent guider le traitement différencié des équipes ou athlètes selon les conflits géopolitiques actuels (par exemple, l’exclusion des équipes russes et biélorusses versus la participation d’Israël-Premier Tech malgré les protestations) ?
La sanction infligée à la Russie et à la Biélorussie, mais pas à Israël, reflète le poids des fédérations et des pays occidentaux. La faible mobilisation des fédérations non occidentales et le retard des Palestiniens à demander l’exclusion d’Israël ont contribué à ce traitement différencié. Historiquement, des pays sanctionnés, comme l’Iran ou la Corée du Nord, ont tout de même pu participer aux Jeux Olympiques et aux éliminatoires de la Coupe du monde. La neutralité dépend donc largement de la force et de l’influence géopolitique.
Multipolarisation et nouvelles dynamiques sportives
Exemple du football : la Chine, l’Arabie Saoudite et le Qatar bouleversent-ils le monopole occidental ?
Oui, les investissements massifs de l’Arabie Saoudite attirent les jeunes talents européens, offrant davantage de temps de jeu et des conditions attractives. Le Qatar a obtenu la Coupe du monde 2022 grâce à ses moyens et sa taille. La Chine, elle, oriente ses efforts vers d’autres sports que le football. Ces mouvements montrent que le monopole européen se fragmente et que la scène sportive devient multipolaire, impactant la neutralité des compétitions.
La Coupe du monde 2022 au Qatar montre-t-elle une évolution de la neutralité sportive ou reflète-t-elle la multipolarisation ?
Non, elle ne traduit pas une évolution de la neutralité sportive, mais plutôt la multipolarisation du monde du sport. Le football, qui était historiquement centré sur l’Europe et l’Amérique du Sud, s’est désormais ouvert à d’autres régions du monde : Proche-Orient, Asie, Afrique… Le fait que le Qatar ait organisé la compétition traduit cette redistribution des cartes géopolitiques dans le sport mondial.
Rôle des instances sportives et perspectives
Face à la multiplication des conflits et des enjeux de justice humaine (guerres, droits humains, effondrement climatique), quels nouveaux principes ou règles pourrait-on imaginer pour rendre la neutralité sportive crédible dans le futur ?
La neutralité réelle n’existe pas. Il y aura toujours des exclusions pour non-respect de certains critères : participation des femmes, droits humains, apartheid ou génocide. Ce qui est jugé « normal » est que certains pays ne puissent participer pour non-respect des droits fondamentaux, tandis que la neutralité complète reste un idéal impossible.
Pensez-vous que le CIO et la FIFA pourront maintenir ou redéfinir leur rôle d’arbitre impartial ?
Ces instances ont des défauts, mais restent mieux placées que des structures privées pour organiser les compétitions. Elles peuvent maintenir un certain contrôle, mais elles ne peuvent éviter que le sport soit influencé par la géopolitique. Ces organisations doivent composer avec les rapports de force internationaux et faire preuve de pragmatisme, plutôt que de rechercher une neutralité absolue.
Doivent-elles adopter des positions plus affirmées face aux rivalités géopolitiques ?
Pas vraiment. Elles arbitrent les compétitions mais n’interviennent pas dans les conflits. La neutralité est un idéal qui restera théorique, le sport étant un des reflets des tensions politiques mondiales.
Mot de fin
Le sport incarne un fait social : sa visibilité médiatique en fait un instrument majeur d’influence et de discussion. Les sportifs sont parmi les citoyens les plus connus du monde, et le sport ne peut être isolé des enjeux géopolitiques. La neutralité sportive, proclamée mais jamais appliquée, restera un mythe, tant les compétitions reflètent les rapports de force et les rivalités internationales.