Peuples autochtones et autonomie : « leur avenir est inquiétant » 

L’Occident est-il prêt à faire face à son passé colonial auprès des peuples autochtones ?

L'enjeu

Comment les peuples autochtones tentent de mobiliser constamment l’attention des dirigeants nationaux et internationaux à leurs conditions d’autochtones et de citoyens pour construire des rapports plus équilibrés quant à leur avenir ?

L'intervenant

Leslie Cloud est juriste, spécialiste des droits des peuples autochtones et notamment du Chili où elle a vécu en communauté mapuche pendant plusieurs années. Elle est aujourd’hui chargée de recherche « peuples autochtones » à l'Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie, également appelé l'Institut Louis Joinet.

Depuis la colonisation de leurs territoires et en dépit des processus de décolonisation des années 1960, les peuples autochtones continuent d’être persécutés. Une persécution qui prend de nouvelles formes, dessinées par les problématiques sociale et environnementale qui entourent leur territoire. Pourtant pionnières dans les combats auxquels les sociétés actuelles sont confrontées, elles ne sont que peu entendues. Leslie Cloud est juriste, spécialiste des droits des peuples autochtones. 

Comment déterminer ce qu’est un peuple autochtone ?

Sur un plan politique et juridique, il n’existe pas de définition internationale de ce qu’est un peuple autochtone. Il y a cependant des critères souples, communément admis et qui permettent d’identifier un peuple autochtone, même si la détermination de ces critères est complexe. Ce qui importe est de ne pas exclure des peuples autochtones de cette catégorie. Ils partagent tous des histoires communes. Lors de leur colonisation, ils ont connu la négation de leur souveraineté, l’usurpation de leur territoire, des génocides et différents processus d’assimilation culturelle. Aujourd’hui, ils subissent de nouvelles formes de violences dites néocoloniales (contaminations et exploitations de leurs terres sans leur consentement, expulsions liées aux parcs naturels, aux projets d’énergie/économie verte, nouveaux pensionnats autochtones comme en Inde, génocides, etc.) tandis qu’ils luttent tous pour la préservation de la planète et des générations futures.

Ces peuples s’inscrivent aujourd’hui aussi dans une dynamique de reconquête de leurs droits et de leur identité, ce qui signifie notamment le remplacement du nom, souvent péjoratif (donné par les colons) par celui qu’ils se donnent eux-mêmes : Sami et non Lapon, Inuit et non Esquimaux, etc.

À quoi se référer pour décider ?

Sans les définir, les textes internationaux proposent des critères objectifs et un critère subjectif. Parmi les critères objectifs, on retrouve la préexistence territoriale et la continuité historique sur ces territoires, une situation de domination ou marginalisation par d’autres populations, souvent néocoloniales, ainsi que des spécificités culturelles (institutionnelles, linguistiques, spirituelles, etc.) qui les différencient des autres peuples. Ils se distinguent aussi particulièrement par leur relation spéciale à la terre. Le critère subjectif est celui de l’auto-identification, ce qui signifie que ces peuples doivent s’auto-identifier comme autochtones.

C’est donc au bon vouloir des États de déterminer quel peuple est autochtone ?

Dans la pratique, oui. En Amérique centrale et en Amérique du Sud, la plupart des États reconnaissent les peuples autochtones en tant que tels, y compris au sein de leur Constitution. Le Chili, qui a longtemps refusé de reconnaître les peuples autochtones, a fini par s’adapter au droit international. Ce n’est toujours pas le cas de la France. En Afrique, cette reconnaissance a été plus difficile, car la plupart des États estimaient que tous les peuples d’Afrique antérieurs à la colonisation étaient autochtones.

Cette appellation est importante ?

Même essentielle, parce que c’est celle qui est utilisée par le droit international et qui permet de reconnaître des droits individuels et collectifs aux peuples autochtones.

LUTTER POUR SON DROIT À L’EXISTENCE

On entend souvent parler des peuples d’Amérique du Sud, mais moins d’Europe, d’Océanie, d’Inde…

Les grandes mobilisations pour la reconnaissance internationale des peuples autochtones viennent des Amériques. En 1977 et 1981, de nombreuses nations autochtones d’Amérique du Nord sont venues marcher à Genève pour réclamer leurs droits. En Amérique du Sud et en Amérique centrale, après les dictatures des années 1980-1990, les peuples autochtones se sont fortement mobilisés dans le cadre des transitions à la démocratie, pour que la reconstruction de l’État se fasse avec eux. Et qu’elle reconnaisse leurs droits, notamment au sein des Constitutions, mais aussi en ratifiant la Convention 169 de l’OIT sur les droits des peuples autochtones et tribaux.

Comment les États et peuples autochtones exercent leurs droits sans bafouer ceux des autres ?

Ça dépend de chaque pays. Mais les peuples autochtones ont leur propre conception du droit et de la justice, des normes familiales, avec les autres membres de la communauté et de la gestion du territoire… De nombreuses expériences montrent aujourd’hui que le respect de la diversité culturelle est possible. Par ailleurs, en bafouant les droits des peuples autochtones, les États privent, par ricochet, leur population d’un ensemble de droits humains.

Rappelons que si les peuples autochtones représentent 5 % de la planète, ils concentrent 80% de sa biodiversité1. En leur portant atteinte, on porte atteinte à cette biodiversité et aux équilibres des écosystèmes.

Même lorsqu’ils ont des sièges réservés à la Chambre, comme en Nouvelle-Zélande, ils doivent en permanence lutter contre certaines décisions…

Ils demeurent encore minoritaires et les luttes des peuples autochtones sont encore inconnues de la société en général. En Nouvelle-Zélande, précisément, les droits historiques des Maories sont actuellement en danger, en raison notamment de la remise en cause du traité de Waitangi. Cette triste situation montre que les peuples autochtones doivent malheureusement lutter en permanence pour ne pas perdre les droits reconnus. Il y a bien sûr des groupes, des partis qui sont foncièrement opposés à la reconnaissance de leurs droits, mais d’autres pans des sociétés les rejettent souvent par ignorance. C’est pour cela qu’il est essentiel de rendre visible l’histoire de ces peuples.

LA FRANCE EN RETARD

Où en est la France dans la reconnaissance de ces peuples ?

Elle est très en retard… La reconnaissance de droits aux peuples autochtones y est marginale et ponctuelle. Ailleurs, dans une majorité d’États en Amérique centrale et du Sud, ou même en Europe, à l’instar de la Norvège, des droits sont reconnus aux peuples autochtones au sein des Constitutions. En France, le niveau le plus élevé de reconnaissance correspond à l’Accord de Nouméa concernant les Kanak, qui reconnaît l’existence de ce peuple et un ensemble d’institutions coutumières. La Constitution française ne dit rien des peuples autochtones de Guyane française, par exemple.

La France est aussi en retard dans l’adoption de Conventions protectrices des droits des peuples autochtones. Elle n’a pas ratifié la convention 169 de l’OIT sur les droits des peuples autochtones et tribaux [reconnaissance de leur existence, consultation et participation sur ce qui les concerne, droits fonciers et ressources naturelles, culture, éducation et protection sociale, ndlr.], à la différence d’autres États européens comme l’Espagne ou l’Allemagne.

La population amérindienne est pourtant mobilisée en Guyane.

En Guyane française, seuls des droits d’usage collectif sont reconnus aux communautés vivant traditionnellement de la forêt. Les droits de propriété des peuples autochtones restent très limités. En 1984, Félix Tiouka, président de l’Association amérindienne de Guyane, a prononcé un discours historique. Trois ans plus tard, une première reconnaissance foncière a eu lieu, mais elle reste partielle.

Aucun texte ne reconnaît officiellement les six peuples autochtones de Guyane, ni les institutions coutumières. Leurs revendications, exprimées dès 1984, restent largement sans réponse. Les droits fonciers obtenus ne les protègent pas des projets miniers ou autres, souvent imposés sans leur consentement. Ils subissent aussi les effets graves de la pollution de leur environnement. Ils réclament un accès digne à l’éducation. Un plaidoyer porté par l’Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie demande la création d’une Commission Vérité pour enquêter sur les violations liées aux Homes indiens.

DES DROITS RÉCENTS

Y a-t-il eu des avancées ou prises de décisions majeures concernant les peuples autochtones par le passé ?

Il y a eu de grandes avancées à partir des années 1980, qui sont liées à la mobilisation des peuples autochtones. Une première avancée majeure a été la révision de la Convention 107 de l’OIT, jugée « assimilationniste », et l’adoption en 1989 de la Convention 169 de l’OIT sur les droits des peuples autochtones et tribaux. Cette convention est le premier instrument international reconnaissant ces peuples en tant que tel et en tant que sujets de droits collectifs. Ils ont ensuite obtenu l’adoption de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) en 2007, ainsi que la création d’instances spécialisées sur les questions autochtones au sein de l’ONU avec l’Instance permanente, le Mécanisme d’experts et le rapporteur spécial de leurs droits.

Que reconnaît cette Déclaration ?

Elle reconnaît pour la première fois que les peuples autochtones sont des peuples à part entière, égaux aux autres peuples. Eux aussi ont le droit à l’autodétermination, dans tous les domaines : politiques, juridiques, économiques, sociaux et culturels. Ils peuvent ainsi enfin décider de leur destin.

En quoi cette Déclaration est-elle symbolique ?

Beaucoup plus que symbolique. Elle est considérée comme historique. Elle a été négociée pendant plus de vingt ans entre les États et les peuples autochtones, qui ont activement participé à sa discussion. Finalement adoptée par une majorité d’États, y compris la France, elle est également réparatrice en visant à rétablir l’égalité des peuples autochtones avec les autres peuples. 

Enfin, son respect est une garantie de non-répétition des violences de toute nature subies par les peuples autochtones par le passé et encore aujourd’hui.

UN STATUT RENFORCÉ

Quels changements politiques ont eu lieu depuis 2007 ?

Il faut distinguer les changements apportés par la DNUDPA sur la scène internationale et ceux observés au sein des États, qui sont plus modestes et variables.

Dans l’espace international, la voix et la participation des peuples autochtones sont de plus en plus considérées, même si les changements demeurent lents. À la COP16 sur la biodiversité de Colombie [21 octobre au 01 novembre 2024, ndrl], ils ont par exemple obtenu pour la première fois la reconnaissance d’un statut renforcé au sein de la COP avec la création d’un organe subsidiaire assurant la participation des peuples autochtones.

Dans certains États, des processus de justice transitionnelle sont également apparus et les plus récents appliquent la DNUDPA. Ces mécanismes se préoccupent des violences coloniales (génocides, processus d’assimilation forcée, éloignement des enfants de leur famille, déplacements forcés, usurpations de leur territoire, etc.), mais aussi contemporaines subies par les peuples autochtones, pour tenter de les réparer.

L’AVENIR ENTRE LEURS MAINS

Ils sont pourtant sensibles aux changements sociétaux et engagés dans la préservation de l’environnement. Comment peuvent-ils travailler avec les États quand ceux-ci ne les écoutent pas ?

Ils sont pionniers dans beaucoup de mobilisations sociétales. Ils entretiennent une relation spéciale et spirituelle avec leur territoire, au sein duquel ils ont développé un ensemble de savoirs propres à préserver les équilibres des écosystèmes et leur santé, et qu’ils tentent de transmettre de génération en génération, même si la perte des langues autochtones et les menaces qui pèsent sur leur territoire, sont des obstacles à ces transmissions.

La protection de l’environnement est, selon eux, la responsabilité de tous. Pour préserver leur territoire et alerter sur les atteintes portées à la biodiversité, ils se mobilisent, socialement, spirituellement, mais aussi en recourant aux tribunaux.

Selon vous, comment ces peuples autochtones vont évoluer d’ici à 10, voire 30 ans ?

Il s’agit d’une question complexe qui dépend de l’avenir climatique, de la disponibilité et de l’état de santé de la biodiversité en général et des ressources naturelles comme l’eau mais aussi de la géopolitique des conflits ou du développement des pratiques liées par exemple au transhumanisme, transanimalisme, etc. L’actualité démontre que les droits humains sont en danger en raison des nombreuses régressions qui touchent notamment les droits des femmes, des minorités en général, de la liberté d’expression, de religion, etc. Dans ce futur incertain, une certitude demeure : l’exclusion et la marginalisation des peuples autochtones, garants de la biodiversité et de la diversité culturelle, vont entraîner des effets désastreux sur la survie de ces peuples mais aussi de la planète entière.

En consultant les peuples autochtones, en respectant leur droit à l’autodétermination, en assurant leur participation aux prises de décisions qui les concernent, en leur permettant de préserver, transmettre et pratiquer leurs savoirs, leur identité, de décider tout simplement de leur destin, il est possible d’atténuer les effets de toutes les menaces évoquées plus haut et de proposer à l’humanité et à la planète, d’autres manières de penser et pratiquer le vivre-ensemble.



1 Correctum : La première version datée du mercredi 14 mai mentionnait que les peuples autochtones concentrent 80% de la superficie mondiale, or il s’agit bien de la biodiversité.

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