Depuis juillet, les échanges de tirs entre la Thaïlande et le Cambodge ravivent le différend territorial autour du temple de Preah Vihear, l’un des plus anciens contentieux de la région. Ce temple hindou, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2008, se trouve au sommet d’une falaise dans les monts Dângrêk. Bien que la Cour internationale de Justice ait attribué le temple au Cambodge en 1962, le jugement ne précisait pas clairement les limites de la zone environnante. Or, cette zone de 4,6 km² au pied du temple reste aujourd’hui revendiquée par les deux pays.
Entre 2008 et 2011, le site est devenu l’épicentre d’affrontements militaires répétés. Le 15 juillet 2008, à la suite de l’inscription du temple à l’UNESCO (ce que la Thaïlande avait contesté), les forces armées des deux pays se sont déployées massivement dans la région. En avril 2009, trois soldats thaïlandais sont tués dans des échanges de tirs. En février 2011, les combats s’intensifient : une dizaine de morts et plus de 17 000 civils déplacés. Ces événements poussent le Conseil de sécurité de l’ONU à intervenir symboliquement et à encourager une médiation par l’ASEAN, sans résultat immédiat.
La CIJ, saisie une nouvelle fois en 2011 par le Cambodge, a rendu une décision interprétative en novembre 2013. Elle a estimé que le Cambodge avait la souveraineté non seulement sur le temple, mais aussi sur le plateau adjacent. Cette décision visait à désamorcer les tensions mais n’a pas été pleinement acceptée par certains cercles nationalistes thaïlandais, royalistes et militaires. Le flou persiste : la frontière n’est toujours pas délimitée par une ligne convenue sur le terrain, ce qui laisse place à des revendications fluctuantes selon les cartes utilisées (notamment la carte française de 1907 utilisée par le Cambodge et rejetée par la Thaïlande).
Depuis 2020, la région avait connu une accalmie, en partie liée à la pandémie de Covid-19, mais les tensions sont réapparues mi-2025. La presse locale relate des accrochages militaires survenus le 12 juillet 2025, impliquant des échanges de tirs à moins de 3 km de Preah Vihear. Le ministère cambodgien de la Défense affirme que des troupes thaïlandaises auraient tenté d’installer un poste avancé dans une zone litigieuse, ce que Bangkok nie catégoriquement. Le Bangkok Post a écrit : « Les autorités thaïlandaises ont confirmé que des zones civiles ont été touchées par des tirs d’appui, causant des morts, des blessés et des dégâts matériels après que les forces cambodgiennes ont lancé des frappes d’artillerie sur le territoire thaïlandais. »
Ces incidents interviennent dans un contexte politique interne instable. En Thaïlande, le gouvernement, dirigé par Paetongtarn Shinawatra, elle-même remplacée après suspension depuis le 1ᵉʳ juillet 2025 par Suriya Juangroongruangkit, a fait face à une montée de critiques nationalistes sur les réseaux sociaux, l’accusant de « faiblesse » dans la défense de la souveraineté nationale. Du côté cambodgien, Hun Manet, nouveau Premier ministre et fils de l’ex-homme fort Hun Sen, tente d’affirmer sa légitimité politique après une transition dynastique contestée. La question frontalière devient alors un levier de mobilisation interne.
Sur le plan économique, la zone frontalière est d’importance stratégique. Elle contrôle plusieurs axes de transit commerciaux secondaires et abrite des zones riches en forêts et ressources minières. Le tourisme autour du temple de Preah Vihear a attiré jusqu’à 100 000 visiteurs internationaux par an avant la crise sanitaire, chiffre tombé à moins de 1 000 en 2021 et 2 000 en 2022. Une reprise des violences compromettrait toute relance économique pour les provinces périphériques de Si Sa Ket (Thaïlande) et Preah Vihear (Cambodge), parmi les plus pauvres de leurs pays respectifs.
Des discussions diplomatiques ont été relancées fin juillet 2025 sous l’égide de l’ASEAN, mais elles restent très fragiles. Le secrétaire général de l’organisation, Kao Kim Hourn, a déclaré que « toute escalade aurait des conséquences régionales déstabilisantes », appelant à une relance des commissions de démarcation bilatérales. Celles-ci avaient été interrompues en 2014. Des observateurs militaires de l’ASEAN pourraient être déployés dans la zone tampon pour éviter les incidents.
Historiquement, ce différend s’inscrit dans une longue série de litiges frontaliers en Asie du Sud-Est, souvent hérités des tracés coloniaux. Le cas du temple de Preah Vihear illustre les limites des décisions juridiques internationales face aux enjeux nationaux identitaires. La militarisation progressive de la zone témoigne aussi d’un glissement où le symbole patrimonial devient un point de cristallisation stratégique. Si les deux capitales affirment ne pas vouloir la guerre, notamment en raison de leur forte dépendance au tourisme international, la situation reste très instable, avec une militarisation accrue, des mouvements de populations civiles vers l’intérieur des terres et un climat diplomatique tendu.
La suite dépendra du respect ou non des engagements verbaux pris fin juillet à Vientiane, où les ministres des Affaires étrangères cambodgien et thaïlandais ont convenu, auprès de l’ASEAN et des représentants des États-Unis et de la Chine, qui ont également assisté à la réunion en tant qu’observateurs, de « ne pas modifier le statu quo » sur le terrain. Mais tant que la frontière n’est pas physiquement démarquée, le risque de confrontation restera élevé.