L'enjeu

Présentée comme une réponse à l’urgence climatique, la croissance verte cristallise tensions et contradictions. Elle soulève des questions majeures sur la justice environnementale, le risque de nouvelles dominations économiques et la viabilité d’un modèle qui repose toujours sur la croissance et la consommation, dans un monde aux ressources limitées.

L'intervenant

Pascal Da Costa, professeur d’économie de l’énergie et de l’environnement à CentraleSupélec (Université Paris‑Saclay), dirige une équipe de plus de 35 chercheurs à GIF sur Yvette. Ses travaux visent à accélérer la transition énergétique, notamment dans la production, la mobilité et le climat. Il enseigne également un master d’économie de l’environnement, de l’énergie et des transports.

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La croissance verte est-elle une stratégie de transition ou de diversion ?

« Ce qu’on joue aujourd’hui, c’est la première politique environnementale pensée à l’échelle d’un siècle », affirme Pascal Da Costa. La croissance verte, promue par les institutions internationales depuis les années 2000, repose sur un pari inédit : transformer en profondeur nos économies sans remettre en cause leur logique. Mais derrière cette promesse de « découplage », elle peut aussi servir à conserver un système inégalitaire sous une apparence de transition, en repoussant les véritables réformes structurelles.. Remplacer 1,4 milliard de moteurs thermiques tout en garantissant une transition juste et soutenable s’avère être un immense défi d’autant que les déséquilibres Nord-Sud s’affichent avec force.

Aux origines d’un concept dominant

La croissance verte semble s’imposer comme un horizon commun aux politiques de transition énergétique. Mais d'où vient ce concept et qui est-ce qui le porte ? Fait-il réellement consensus internationalement ?

Le concept de croissance verte est né dans les années 2000, notamment dans le giron de l’OCDE, avec l’idée que la transition énergétique pouvait devenir un moteur économique. Il a été repris par des institutions comme la Banque mondiale ou la Commission européenne, mais il n’a jamais fait pleinement consensus. Certaines puissances comme les États-Unis sous la présidence de D. Trump s’y sont opposées, privilégiant une logique extractiviste fondée sur les hydrocarbures. Le G20 ou la COP en sont témoins : les divergences sur le chemin à suivre restent fortes.

Limites écologiques et fondements du capitalisme

La croissance verte peut-elle vraiment répondre aux limites écologiques si elle ne remet pas en question les fondements du modèle de croissance, comme le soulignait déjà le rapport Meadows publié en 1972 ?

Commandé par le Club de Rome, ce rapport soulignait les limites d’une croissance infinie dans un monde fini. Or, la croissance verte repose sur une promesse : découpler croissance économique et pression environnementale. C’est un pari soutenu par des modèles économiques. Selon le rapport Stern par exemple, investir 1 % du PIB pour limiter le réchauffement coûterait bien moins cher que d’en subir les effets (5 à 20 % du PIB). Ce raisonnement permet de convaincre économistes et décideurs, mais il ne résout pas toutes les contradictions du modèle.

Faut-il remettre en cause le capitalisme pour que cette croissance verte soit efficace ?

Pas nécessairement. Certains modèles, comme celui de Nordhaus, montrent qu’un capitalisme régulé — avec des taxes carbone ou des normes fortes — pourrait fonctionner. Mais cela suppose un encadrement strict, une vraie régulation des marchés et une vision de long terme. Ce n’est donc pas un capitalisme dérégulé et financiarisé qui pourra répondre à l’urgence écologique.

Une transition pensée par et pour le Nord ?

Ce verdissement du capitalisme semble surtout porté par les pays du Nord. Les puissances économiques mobilisent-elles l'urgence climatique pour imposer de nouvelles formes de domination aux pays en développement ou du Sud global ? Si oui lesquelles ?

Oui, on observe un déséquilibre structurel. Les pays du Nord proposent des règles (normes, taxonomies, mécanismes carbone) qui peuvent exclure ou pénaliser les pays du Sud. La logique est parfois celle d’un « éco-conditionnement » de l’aide ou du financement, sans toujours tenir compte des réalités locales. Il y a un enjeu de justice climatique fondamental : qui a pollué, qui paie, qui décide ? Le risque, c’est d’imposer un modèle vertical, peu compatible avec les besoins spécifiques des pays du Sud.

Pauvreté, inégalités : n’est-ce pas un piège pour le Sud ?

Effectivement, sans accompagnement financier et technologique, la transition peut aggraver les inégalités. Certains pays pauvres doivent en même temps s’adapter, réduire leurs émissions et maintenir leur développement. Il y a là un triple défi. Le Maroc, par exemple, tente de concilier ces enjeux, mais tous les pays n’ont pas les mêmes marges de manœuvre.

Des initiatives locales émergent. Existe-t-il par exemple un contre-modèle africain de transition, capable d’articuler justice climatique, développement et autonomie ?

Il existe des initiatives, notamment dans l’adaptation — gestion de l’eau, résilience agricole, accès décentralisé à l’énergie. Mais parler de « modèle africain » serait prématuré. Ce sont souvent des réponses locales, ponctuelles, qui peinent à s’articuler à l’échelle régionale ou continentale. La dépendance aux financements extérieurs reste forte, et les institutions multilatérales ne favorisent pas toujours une autonomie stratégique.

Produire vert, mais à quel prix ?

La croissance verte implique d'électrifier nos économies, de produire et d'extraire davantage pour changer d'infrastructures de production énergétique. Le verdissement à venir par l'annulation des émissions de CO2, pourra-t-il compenser la pollution pour y arriver ?

Le pari est que l’empreinte carbone des nouvelles infrastructures soit amortie à terme. Sur le long cours, un véhicule électrique consomme 2 à 3 fois moins de matières premières qu’un véhicule thermique. Mais à court terme, l’empreinte est lourde, notamment à cause de l’extraction minière et de la fabrication. Il faut donc penser en trajectoire et non en instantané : compenser la pollution actuelle par une réduction future reste un pari risqué.

Les infrastructures énergétiques renouvelables, les réseaux électriques, les parcs éoliens et solaires, tout comme les voitures électriques devront être remplacés. À quelles échéances ? Sommes-nous condamnés à devoir toujours produire plus et polluer ?

D’ici 2050-2100, il faudra remplacer environ 1,4 milliard de moteurs thermiques. C’est un chantier colossal. La neutralité carbone est techniquement possible, mais elle suppose un effort industriel gigantesque. La vraie question est de savoir si cela pourra se faire sans reproduire les logiques d’extractivisme et de surexploitation des ressources.

Réduire pour durer ?

Faut-il moins consommer pour moins polluer, et si oui, les baisses démographiques à venir — en Chine ou dans les pays occidentaux — peuvent-elles être vues comme une opportunité écologique ?

La sobriété est un levier essentiel. Moins consommer, c’est mécaniquement moins polluer. Mais cela suppose des choix de société : urbanisme, transport, alimentation. La baisse démographique peut aider, mais elle ne suffira pas si nos modes de vie restent inchangés. La question centrale est culturelle et politique : quelles normes collectives souhaitons-nous adopter ?

La croissance verte ne peut être une simple étiquette apposée sur le capitalisme existant. Elle suppose des transformations profondes : encadrement des marchés, justice Nord-Sud, et vision à long terme. Ce n’est pas l’outil en soi qui est insuffisant, mais l’usage qu’on en fait. Ce qui nourrit l’optimisme, c’est la montée en compétence des jeunes générations, mieux formées aux enjeux systémiques. Ce sursaut pédagogique pourrait bien devenir l’arme la plus décisive de la transition à venir.

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