Quel est le rôle de la machine dans la déconstruction du récit opéré par Alain Robbe-Grillet ?

Le thème de la machine dans le roman d’Alain Robbe-Grillet, Djinn (1981), vient habilement provoquer les attentes du lecteur. Ce dernier, biaisé par les codes usuels du récit, croit faussement y trouver une intrigue à jamais perdue entre les lignes. À l’abri des regards, Simon Lecoeur se voit investi d’une mission secrète par une personne qu’il distingue mal derrière ses attributs de détective. Non seulement ce « Monsieur Jean » se révèle être une Américaine, « Djinn », mais le protagoniste comprend aussi qu’il ne s’agit que d’une machine téléguidée. Dès lors, l’intrigue initiale, soit l’identité de la société secrète, est mise au second plan pour se concentrer sur la recherche de la véritable Djinn, qui ne cesse de se dérober derrière ces artifices techniques.

Ce thème de la machine, qu’Alain Robbe-Grillet connaît bien par sa profession d’ingénieur, est en fait l’un des moyens qu’il emploie pour s’attaquer à la forme traditionnelle du roman « balzacien ». Celui-ci se distingue par un début, une fin, une intrigue, de longs portraits physionomiques des personnages, des situations spatio-temporelles claires.

En prenant le contrepied de la tradition romanesque, l’auteur expose ses œuvres à des conséquences radicales : au lieu d’obéir à une structure claire, le roman devient l’unité de plusieurs plans insignifiants, qui se succèdent et se répètent parfois sans servir de fil directeur. De plus, les personnages demeurent mystérieux : leurs caractéristiques sont vagues, si bien qu’ils ne sont parfois pas nommés. L’histoire se joue désormais entre les lignes, dans le silence, dans le non-dit. Dans La Jalousie (1957), le lecteur est livré uniquement aux suppositions que fait le narrateur sur les activités – même insignifiantes – de A…, que lui-même ne saisit pas bien et rature, avant de les décrire de nouveau autrement. Le lecteur, en quête de réponses, doit certainement comprendre par-là qu’il a devant lui les mots d’un mari obsessionnellement jaloux de sa femme, qui épie et ressasse les mêmes scènes en permanence.

Dans Djinn, la machine est toujours un leurre d’humanité : alors que Simon Lecoeur pense enfin avoir affaire à Djinn, il remarque toujours avoir affaire à une doublure mécanique. Le désir inassouvi de cette rencontre en chair et en os l’absorbe dans des rêveries qui occupent l’espace du roman au détriment de l’action qui se déroule en parallèle. Lorsque la voix de Djinn révèle, par les haut-parleurs, les objectifs de la société secrète pour laquelle il a été missionné, seules des bribes d’informations parviennent au lecteur, correspondant aux rares moments d’attention du narrateur. Djinn, qui se présente toujours à travers une machine, exhorte paradoxalement les nouveaux membres de l’organisation secrète à lutter politiquement par tous les moyens contre le machinisme, accusé de rendre l’homme esclave de la machine. Cette physicalité à jamais absente trouve un écho presque annonciateur dans nos pratiques digitales à l’ère des réseaux sociaux, où l’individu, dissimulé à travers un profil, devient hors d’atteinte.

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