Le premier ministre indien a, entre autres, indiqué vouloir soutenir les Philippines dans le développement de l’industrie du digital, tandis que le chef des forces armées philippines envisage de commander davantage de systèmes d’armes et d’équipements à l’Inde. Sur le plan sécuritaire, les deux dirigeants ont convenu de renforcer leur coopération en matière de renseignement et de défense, avec la tenue d’exercices conjoints en mer de Chine méridionale. Ce rapprochement illustre la volonté de Manille de diversifier ses partenariats et permet à New Delhi d’affirmer son influence dans l’Indo-Pacifique. Il s’agit pour les deux chefs d’État d’un moyen de réaffirmer leur partenariat dans un contexte de fortes tensions régionales.
La présence chinoise en mer de Chine méridionale, en particulier autour des côtes philippines, entraîne de fortes tensions diplomatiques. Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013, Pékin a multiplié les incursions aériennes et navales dans les espaces maritimes revendiqués par ses voisins. C’est le cas de Taïwan, qui subit une pression constante avec des dizaines d’appareils et de navires chinois détectés chaque mois autour de l’île. Les Philippines connaissent le même type de pression : plusieurs incidents ont opposé leurs patrouilleurs aux garde-côtes et navires de la marine chinoise dans des zones contestées, parfois avec des conséquences directes. Le 11 août dernier, deux navires chinois se sont ainsi percutés en poursuivant un patrouilleur philippin naviguant dans une zone revendiquée par Pékin.
La Chine revendique une grande partie de la mer de Chine méridionale, souhaitant étendre sa souveraineté à 90 % de sa surface. Frédéric Lasserre et Olga Alexeeva, docteur en géographie et sinologue, rappellent que cette zone est officiellement revendiquée par la Chine depuis 1946. Cet intérêt s’explique par la présence d’importantes ressources halieutiques et pétrolières. Elle représente aussi un espace géostratégique non négligeable, donnant lieu à la construction de nombreuses infrastructures et bases militaires chinoises sur des îles situées dans cet espace maritime.
Les États littoraux de la mer de Chine méridionale ont autorité sur leurs espaces maritimes, jusqu’à 370 km après leur ligne de côte. Il s’agit de leur Zone Économique Exclusive (ZEE), protégée par les accords de Montego Bay, signés en 1982 et ratifiés par plus de 150 États, dont la Chine (1996), l’Inde (1995) et les Philippines (1984). Ce texte a permis aux Philippines de saisir la Cour permanente d’arbitrage en 2016, dans le but de soumettre la Chine au respect de ces accords. Malgré le jugement de la Cour déclarant illégales certaines activités et revendications chinoises, Pékin a fait fi de cette décision. Le quotidien officiel China Daily affirmait que « toute décision opportuniste, que ce soit de la part des États-Unis, des Philippines ou de la Cour permanente d’arbitrage, s’avérera vaine en définitive ».
Si l’argument juridique, jusqu’alors principal moyen de défense des pays côtiers, ne permet pas de faire plier Pékin, ceux-ci se tournent vers des coopérations militaires avec des États plus puissants comme l’Australie, le Japon ou les États-Unis. En juin dernier, elles ont donné lieu à des exercices simulant des situations de crise militaire, ne visant officiellement aucun État en particulier. Il s’agit donc non seulement de tensions géopolitiques locales, mais d’un théâtre de rapports de force entre les plus grandes puissances mondiales. L’arrivée de l’Inde en tant que partenaire est particulièrement significative, renforçant sa crédibilité sur la scène internationale et lui conférant un statut de puissance militaire reconnue.
La contribution de l’Inde à la défense de la mer de Chine méridionale semble se présenter comme celle d’un « acteur tampon » entre les États-Unis et les Philippines. Jusqu’alors, c’était le géant américain qui, suivant une politique interventionniste, apportait le plus de renforts matériels et techniques aux pays victimes de la menace chinoise. L’Inde est devenue, selon le SIPRI, le quatrième pays au monde en termes de budget militaire, y investissant plus de 83,6 milliards de dollars par an. Si elle reste encore largement dépendante de puissances étrangères pour se fournir en équipements, la politique de Narendra Modi vise à une indépendance dans ce domaine. En plus de l’arme nucléaire, l’Inde développe sa propre industrie militaire et a inauguré en 2023 son premier porte-avions de conception nationale, « le Victorieux ».
Ce partenariat stratégique avec les Philippines est un moyen pour l’Inde d’affirmer sa puissance et de développer son industrie militaire. La collaboration entre les deux États ne se limite pas à des exercices navals, mais inclut aussi une dimension commerciale. L’accord indo-philippin implique en effet des investissements philippins dans l’industrie militaire indienne. Par ce rapprochement militaire, l’Inde entend s’imposer à l’échelle régionale comme meneur de la résistance contre la puissance chinoise. Celui-ci lui permet indirectement de prétendre à une plus grande reconnaissance de sa puissance à l’échelle mondiale.
Si ce conflit permet à l’Inde de se présenter comme un acteur influent, son rôle reste cependant secondaire. Les États-Unis demeurent le soutien le plus important des pays menacés et ce depuis plus longtemps. La Maison Blanche avait soutenu la sentence de la Cour permanente d’arbitrage en 2016 et encouragé ses alliés à faire de même afin de faire reconnaître les droits des Philippines. Washington reste aussi l’État au plus haut indice de puissance militaire selon le Lowy Institute. L’accord indo-philippin renforce donc des partenariats politiques, militaires et économiques locaux favorisant l’émergence des pays d’Asie du Sud-Est, mais les puissances comme la Chine et les États-Unis dominent toujours la scène régionale et mondiale.