Vénéré pendant des siècles, il n’a suffi que de quelques heures aux colons pour cracher sur la mémoire du cheveu crépu. De nombreux esclaves arrachés du continent furent rasés avant ou pendant la traversée de l’Atlantique. Les Européens parlaient d’hygiène : dans les cales infestées des navires négriers, les cheveux crépus étaient accusés de garder la puanteur des cadavres. Les raser, c’était aussi éviter que l’on reconnaisse, au sein d’une même communauté, le chef de guerre capable de mener la révolte. Alors, pour raviver ce langage commun, il faut écouter les silences transmis sur la tête des plus petits. Car c’est là que les femmes dessinaient l’indicible : chaque rangée de tresses balisent les chemins de la rébellion, portant avec eux l’espoir de se défaire un jour du fouet. Mais le colon, par son unique présence, réussit à ébranler la confiance de l’Afrique, et laisse derrière lui des générations orphelines d’elles-mêmes.
Au XVIIIe, le cauchemar semble éternel. En Louisiane, la loi Tignon force les femmes noires à couvrir leurs cheveux d’un tissu. Sur leurs crânes, les couronnes dérangent, le foulard étouffe…du moins c’est ce que les autorités pensaient. Puisque là encore, ces femmes se démarquent, et d’un tissu forcé naît un symbole esthétique. S’ensuit un dénigrement intensif du corps africain : la peau, les lèvres, les cheveux font l’objet d’une humiliation quotidienne. Mais, le regard le plus dur est celui de l’homme noir, façonné par les normes coloniales. Texturisme et colorisme imposent leurs codes : les cheveux lisses comme idéal, les peaux claires comme privilège.
Dans les années 90, des icônes comme Lauryn Hill et Janet Jackson balancent avec fierté leurs tresses au visage du monde. Mais dans les années 2000, le défrisage s’affirme, le cheveu casse et la mémoire s’abîme. En réponse, le mouvement “nappy” clame la fierté du cheveu crépu. Mais très vite, le marché occidental s’approprie ces coiffures sans en assumer l’héritage. Aujourd’hui, c’est souvent seul, face à un docu comme Hair Tales ou à des récits bruts sur les réseaux, que chacun tente de recoller les morceaux. Car connaître ses racines, c’est refuser qu’on les arrache de nouveau.