Hydrodiplomatie, l’avenir incertain d’une ressource essentielle 

Inégalités hydriques : qui décide de l’accès à l’eau dans un monde en crise ?

L'enjeu

La raréfaction de l'eau, exacerbée par le changement climatique et une demande croissante, met en lumière les tensions géopolitiques et les défis de gouvernance. L'absence de politiques publiques efficaces et équitables risque d'aggraver les conflits liés à cette ressource vitale.

L'intervenant

François Molle est directeur de recherche à l'IRD (Institut de Recherche pour le Développement). Spécialiste de la gouvernance des ressources hydriques, il a mené des travaux sur les systèmes d'irrigation, les bassins versants et les politiques de l'eau, notamment en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie.

« L'eau a vocation à devenir un patrimoine à sauvegarder », affirme Christophe Defeuilley, économiste spécialisé dans les politiques de l'eau. Alors que le changement climatique intensifie les sécheresses et que la demande en eau ne cesse de croître - notamment en raison de la consommation accrue des centres de données alimentant l’intelligence artificielle -, le bassin méditerranéen compte parmi les régions particulièrement vulnérables, toutes confrontées à une baisse des précipitations de 10 à 30 % d'ici 2050. Face à ces défis, une gouvernance anticipée et équitable de l'eau devient impérative.

L'eau est présentée comme devenant l’une des ressources les plus précieuses pour un avenir commun. Pourtant, elle est partout présente autour de nous. Cette abondance apparente ne cacherait-elle pas une réalité différente ?

La disponibilité de l’eau est trompeuse à l’échelle mondiale. Bien qu’en apparence abondante, seulement 3 % de l’eau terrestre est douce, et la majorité est stockée dans les glaciers ou les sols gelés. En France par exemple, sur 500 milliards de mètres cubes d’eau qui tombent chaque année, 60 % repartent directement par évapotranspiration. Des 200 milliards restants, seuls 32 milliards sont utilisés. Une large part sert au refroidissement des centrales électriques, en particulier nucléaires, ainsi qu’à l’industrie. À peine 10 milliards sont consacrés  à l’eau potable et à l’agriculture.

L’enjeu majeur dans la gestion de l’eau est la répartition spatiale et temporelle : les besoins ne correspondent pas aux disponibilités naturelles. Cela impose deux solutions classiques : stocker l’eau dans des barrages pour lisser l’approvisionnement dans le temps, ou transférer l’eau d’un endroit excédentaire vers un endroit déficitaire.

Est-il si simple de stocker l’eau ?

Pas vraiment. Prenons l’exemple le plus commun : les barrages. Il existe 60 000 grands barrages dans le monde, auxquels s’ajoutent des millions de petits réservoirs paysans. Le stockage est donc massif, mais il modifie les écosystèmes, déplace des populations, sans garantir toujours une gestion durable. Une autre forme de stockage de l’eau est celui dans les nappes souterraines, qui constitue la meilleure option : il se fait de manière naturelle, mais peut également être augmenté artificiellement — une solution toutefois généralement coûteuse.

 

Privatisation de l’eau et pressions citoyennes

Au-delà des aspects techniques liés au stockage, c’est aussi la manière dont l’eau est gérée et répartie qui soulève des enjeux majeurs. Pouvons-nous parler d'une privatisation de l'eau, illustrée par le conflit Cochabamba en Bolivie ? Un paradigme d'une gestion de l'eau publique est-elle nécessaire ou plutôt inévitable ? 

La privatisation de l’eau, encouragée dans les années 1990 par la Banque mondiale, promettait un meilleur service, notamment pour alimenter les grandes villes. Mais beaucoup de concessions privées, comme à Cochabamba, ont échoué. Les compagnies n’ont souvent pas su étendre les réseaux ni gérer les impayés, et les hausses de tarifs ont généré d’importants mouvements sociaux.

On a assisté depuis à des vagues de remunicipalisation. Finalement, ce n’est pas tant l’eau qui est privatisée, que le service, et cela reste un choix éminemment politique. Ni le privé ni le public n’apportent de solution parfaite : tout dépend du contexte local.

En France aussi, assiste-t-on à ce phénomène de remunicipalisation ?

Oui, plusieurs grandes villes comme Paris ou Lyon ont repris la main sur la gestion de l’eau. Ce choix a souvent été motivé par un manque de transparence dans les contrats passés avec les opérateurs privés, une difficulté à suivre les coûts réels, ou un déficit d’investissement dans l’entretien des réseaux. Les élus locaux ont aussi souhaité regagner un pouvoir de décision sur la politique tarifaire et sur les priorités de gestion. Ces remunicipalisations ne résolvent pas tout, mais elles permettent de réinscrire la gestion de l’eau dans une logique de service public, avec des objectifs qui ne sont plus dictés par le rendement financier. Dans certains cas, elles ont même permis de mieux impliquer les citoyens dans les choix stratégiques à long terme. À l’inverse, l’exemple de l’Angleterre met en lumière les dérives possibles d’une gestion entièrement privatisée : les dividendes versés aux actionnaires l’ont été au détriment des investissements nécessaires, de l’entretien de l’infrastructure, et du respect des normes environnementales, notamment en matière de rejets des eaux usées. 

Assiste-t-on aujourd’hui à l’émergence de démarches citoyennes qui aboutissent réellement à des formes de gestion participative de l’eau, plus durables et équitables ?

Il existe de nombreuses pressions citoyennes dans le domaine de l’eau, souvent sous forme de plaidoyer  pour soutenir des causes précises, comme l’opposition à des barrages, à la pollution ou à la privatisation. Par exemple, en Angleterre, l’action insuffisante du régulateur après la privatisation des services d’eau sous l’ère Thatcher a conduit à une pollution sévère des rivières par des rejets d’eaux usées peu ou pas traitées. Cela a provoqué des mobilisations importantes de la société civile. Ces mouvements font réagir localement et influencent parfois les décisions publiques. Cependant, ils débouchent rarement sur une cogestion durable et équitable de l’eau, la participation citoyenne restant surtout une réaction ponctuelle visant à défendre des enjeux spécifiques. On pense bien sûr à la question des bassines en France, ou à la mobilisation autour de la Mar Menor ou du parc national de Doñana en Espagne.

Eau et géopolitique : les nouveaux rapports de force

Est-ce que les États militarisent l'usage de l'eau pour faire pression sur leurs voisins ? Le barrage de la Renaissance en Éthiopie* par exemple, est-il un projet entraînant des conséquences géopolitiques accidentelles, où cache-t-il une volonté politique intentionnelle ?

* Le barrage de la Renaissance, situé sur le Nil Bleu en Éthiopie, est un immense projet hydroélectrique qui vise à répondre aux besoins énergétiques du pays. Néanmoins, il a déclenché de fortes tensions avec l’Égypte et le Soudan, qui dépendent du Nil pour leur eau. Ce contexte a fait de ce barrage un symbole des enjeux géopolitiques liés à la gestion de l’eau entre États voisins.

Le terme « militarisation » doit être utilisé avec précaution. La construction du grand barrage de la Renaissance par l’Éthiopie vise d’abord à répondre à des besoins énergétiques internes. Néanmoins, le projet confère un certain pouvoir à l’Éthiopie sur l’Égypte et le Soudan, situés en aval du Nil Bleu. Ce type de construction relève de l’hydrohégémonie : le contrôle de l’eau par le pays situé en amont. Même si ce n’est pas fréquent, historiquement l’eau a toujours été utilisée comme arme. On pense, récemment, à la quasi destruction du barrage DniproHES en Ukraine. Les Chinois ont détruit les digues du fleuve Jaune pour ralentir l’avancée des troupes japonaises — mais, dans le cas de l’Éthiopie, il s’agit avant tout d’un enjeu de géopolitique régionale.

Quels sont les grands projets de contrôle de l'eau qui ont été effectivement réalisés et ceux qui sont prévus entre 2020 et 2030 ? 

La Chine est particulièrement active avec ses grands barrages construits sur les fleuves qui descendent du Tibet : le Mékong, le Brahmapoutre, entre autres. Ces aménagements affectent tous les pays en aval.

En Asie centrale, le barrage de Rogoun au Tadjikistan inquiète les pays voisins. En Afrique, le Congo est aussi concerné, avec des projets visant à accroître considérablement la production d’énergie. Si l’ère des grands barrages est révolue dans la plupart des pays occidentaux d’autres comme la Chine, l’Inde, le Brésil ou la Turquie continuent à construire de tels ouvrages. Chaque grande construction bouleverse les équilibres écologiques et sociaux des bassins concernés.

Et concernant les transferts d’eau transfrontaliers, comme celui du Rhône vers Barcelone évoqué à la fin des années 1980 - début 1990 ?

Il avait été question à ce moment-là de prolonger le canal du Bas-Rhône Languedoc, qui se termine à Montpellier, jusqu’à Barcelone en réponse à des épisodes de sécheresse en Catalogne. Mais le projet ne s’est pas fait, pour des raisons assez évidentes : d’abord le coût, car il aurait fallu franchir les Pyrénées, donc il n’aurait plus été un simple canal puisqu’il aurait fallu prévoir des pompages. Et puis il y avait aussi des dimensions économiques (les paysans des Pyrénées Orientales ne souhaitaient pas renforcer la concurrence espagnole) et géopolitique : même dans un espace peu conflictuel comme l’Union européenne, aucun pays n’a envie de dépendre d’un autre pour son usage de l’ eau quotidien. C’est ce qui fait que les transferts transfrontaliers d’eau restent très rares.

Un futur sous pression

Quels sont les futurs conflits qui pourraient émerger à l'avenir face aux crises de l'or bleu ? 

Les tensions futures dépendent de l’échelle considérée. À l’échelle internationale, des conflits pourraient survenir, notamment entre l’Inde et le Pakistan sur le partage des eaux de l’Himalaya. Cependant, beaucoup de conflits se manifesteront localement, à l’intérieur des bassins versants, entre agriculteurs, industries et villes. Le changement climatique aggrave ces tensions en rendant l’accès à l’eau plus incertain et en intensifiant les migrations climatiques, comme cela pourrait être le cas au Pakistan dans les années à venir..

Dans un monde idéal, quelles solutions pourraient éviter ce chaos annoncé ?

Il n’existe pas de solution miracle. La priorité serait de réduire la dépendance à l’irrigation agricole, principale consommatrice d’eau (70% des prélèvements d’eau douce). Il y a aussi des marges de progrès du côté de la gestion de la demande. On ne sait pas assez que les prélèvements par l’industrie et les ménages sont en baisse depuis deux ou trois décennies dans les pays de l’OCDE. Des politiques publiques rigoureuses, une meilleure gestion des nappes phréatiques et une rationalisation de l’usage de l’eau sont évidemment nécessaires. Mais, dans de nombreux pays, les contraintes économiques, sociales et politiques freinent la mise en œuvre de réformes structurelles, rendant ainsi l’adaptation difficile.

La pression sur les ressources en eau, déjà sensible aujourd’hui, va s’intensifier dans les décennies à venir. Cette évolution impose d’envisager les enjeux avec pragmatisme, car l’équilibre entre besoins croissants et disponibilité décroissante de la ressource s’annonce de plus en plus fragile.

À moyen terme, dans les 10 à 15 prochaines années, les zones déjà vulnérables, comme le Pakistan ou les grands bassins du Colorado, du Murray Darling en Australie, ou la bande allant du Maroc à la Chine, verront s’accentuer cet effet « ciseau » entre une demande en eau qui croît (notamment du fait des besoins environnementaux et de l’impact de l’augmentation de la température sur les besoins en eau des plantes) et une ressource de plus en plus irrégulière et réduite. Cet équilibre précaire, spatialement et temporellement hétérogène, risque de générer des tensions internes mais aussi transfrontalières.

À plus long terme, si rien ne change, ces désajustements pourraient devenir critiques, notamment dans les régions les plus affectées par l’aridité et la variabilité climatique. Ce sont précisément ces territoires qui pourraient connaître des conflits d’usage plus violents et des migrations. L’eau deviendrait alors un facteur central de fragilisation politique et sociale.

Ces phénomènes ne sont pas uniformes, ils dépendent autant de la géographie que de la qualité de la gouvernance. Il ne faut pas faire l’erreur de mettre tous les problèmes d’eau sur le dos du changement climatique. Au niveau des bassins versant ou des nappes, les pénuries reflètent aussi les politiques publiques passées et les choix des gouvernements. On a ainsi souvent surévalué et sur-alloué la ressource, laissé se développer les prélèvements individuels, notamment d’eau souterraine, construit des ouvrages de stockage ou transfert massifs en favorisant une demande excessive. Quand la nature est transformée en réseau hydraulique, on enlève les marges d’ajustement et “l’efficience” crée alors de la vulnérabilité. 

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