Le mouvement de diversification des chaînes de production hors de Chine s’est amorcé au tournant des années 2010, lorsqu’un symbole de l’industrie mondiale, Foxconn, principal sous-traitant d’Apple, a dû relever fortement les salaires, provoquant une hausse significative des coûts unitaires. Ce tournant marque le début d’une lente mais profonde reconfiguration de la géographie industrielle mondiale. La chronologie est claire : hausse des salaires chinois entre 2008 et 2012, pandémie de Covid-19 en 2020, afflux d’investissements directs étrangers (IDE) vers le Vietnam et l’Inde à partir de 2021, puis relance tarifaire américaine en 2024-2025. S’y ajoute une hausse du chômage des jeunes en Chine, dont une part croissante refuse les emplois d’usine, symbole d’un changement sociétal autant qu’économique.
Pour l’économiste néo-zélandais Peter Enderwick, spécialiste de la mondialisation et des stratégies des multinationales, cette réorientation s’inscrit dans la logique du « China+1 » : maintenir une présence en Chine tout en déplaçant une partie de la production vers d’autres pays afin de réduire la dépendance à l’économie chinoise, tout en continuant de profiter de son écosystème industriel dense et performant. Hanesbrands illustre ce partage en combinant usines automatisées chinoises et sites intensifs en travail au Vietnam et en Thaïlande. Enderwick identifie quatre moteurs principaux de cette stratégie : la hausse des coûts salariaux et sociaux, les incertitudes réglementaires, les politiques industrielles privilégiant les champions nationaux, et la volonté de limiter les risques politiques. À ces dynamiques internes s’ajoutent des pressions externes, notamment les mesures américaines contre Pékin : droits de douane, restrictions sur les semi-conducteurs et mesures sectorielles ciblées. En avril 2025, Donald Trump a franchi une nouvelle étape en annonçant les Liberation Day tariffs, imposant des taxes allant jusqu’à 145 % sur les produits chinois, contre 26 % pour l’Inde, 46 % pour le Vietnam et 24 % pour la Malaisie.
Les raisons ne tiennent pas seulement aux coûts et aux rivalités commerciales. Le ralentissement économique chinois, marqué par une faible demande intérieure et des surcapacités industrielles, a renforcé l’inquiétude des investisseurs. En 2023, la croissance du PIB chinois n’a atteint que 5,2 %, son rythme le plus bas depuis la pandémie. Les incertitudes réglementaires et les verrouillages liés à la politique « zéro Covid » ont aggravé la vulnérabilité des chaînes mondiales. La fermeture du port de Shanghai pendant 90 jours en 2022 a bloqué les exportations d’iPhones, d’automobiles et de semi-conducteurs, démontrant ainsi l’ampleur des risques.
Les pays d’Asie du Sud-Est et l’Inde se livrent une concurrence frontale pour capter ces flux. Une étude de 2024 classait le Vietnam en tête, devant l’Inde et la Malaisie, sur des critères incluant main-d’œuvre, infrastructures, IDE (investissements directs étrangers) et risques géopolitiques. En 2023, le Vietnam a enregistré plus de 36 milliards de dollars d’IDE, avec Samsung, Intel, Nvidia ou Amkor renforçant leur présence. Intel réalise dans son usine de Hô Chi Minh-Ville 60 à 70 % des opérations mondiales de test et d’assemblage de ses puces, tandis que Nvidia a annoncé deux centres d’IA en 2024. L’Inde mise sur la montée en puissance de son secteur des semi-conducteurs, avec un projet Foxconn-Vedanta et un investissement de 2,75 milliards de dollars de Micron au Gujarat, soutenu à 70 % par l’État fédéral et régional.
Les gouvernements asiatiques rivalisent d’incitations : zones spéciales au Cambodge, subventions fiscales en Inde, investissements portuaires en Thaïlande. Cette concurrence favorise une spécialisation régionale : textile au Bangladesh, électronique au Vietnam, automobile en Thaïlande, mais accentue la vulnérabilité face aux chocs politiques, comme le coup d’État en Birmanie en 2021. La promesse de salaires plus faibles ne suffit pas à compenser les contraintes. Le Vietnam ou l’Indonésie n’offrent pas encore la même capacité logistique, la même densité de fournisseurs ou la même maîtrise des standards de propriété intellectuelle que la Chine. Le coût de transfert des usines, l’apprentissage des nouvelles équipes locales et la multiplication des risques réglementaires peuvent annuler une partie des gains de compétitivité. Cette réalité explique pourquoi une large part des investissements se traduit par une duplication des capacités plutôt que par une substitution pure et simple.
Le China+1 n’est pas réservé aux firmes occidentales. Des entreprises chinoises déplacent aussi leurs activités vers l’ASEAN pour contourner les barrières tarifaires américaines. Certaines ont même délocalisé leur siège hors de Chine : Shein à Singapour, Pinduoduo en Irlande, afin de réduire la perception d’une origine chinoise trop marquée.L’avenir du phénomène China+1 s’inscrit moins dans une rupture que dans une recomposition des interdépendances mondiales. Pour Gina Raimondo, secrétaire américaine au Commerce, il ne s’agit pas de « découpler », mais de « dé-risquer » la relation avec Pékin. Ursula von der Leyen évoque, quant à elle, la nécessité de « réduire les dépendances critiques ». Comme le souligne Keyu Jin (LSE), « le véritable enjeu n’est pas la fuite des usines, mais la capacité de la Chine à façonner les standards technologiques du futur ».