L'enjeu

La presse, longtemps considérée comme un contre-pouvoir démocratique, se retrouve aujourd’hui concentrée entre les mains de quelques grandes fortunes alors que son indépendance est essentielle à la démocratie. Cette concentration soulève des enjeux d’ordre public face à des intérêts privés.

L'intervenant

Alexis Lévrier est un historien des médias, maître de conférences à l’Université de Reims Champagne-Ardenne. Ses travaux portent principalement sur l’histoire culturelle, littéraire, politique et matérielle de la presse. Il s’intéresse notamment à l’évolution des relations entre médias et pouvoir en France ainsi qu’à l’évolution du paysage médiatique contemporain.

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Aides publiques, fortunes privées : l’étrange dépendance de la presse française

Comment éviter la concentration des médias aux mains des milliardaires ?

Selon une étude d’Oxfam parue en 2022, 9 milliardaires détiennent plus de 80 % des médias français. Pourtant, historiquement, les médias étaient considérés comme le « quatrième pouvoir », censé garantir une démocratie saine grâce à leur indépendance. Quand l’information devient un levier de prestige et d’influence, comment préserver l’indépendance des rédactions ?

Face à cette concentration économique, peut-on encore aujourd’hui considérer l’information comme un bien public, ou est-elle devenue une marchandise comme une autre ?

L’information devrait être un bien public, parce qu’une démocratie fonctionne avec des médias indépendants, surtout des rédactions autonomes. Il faut vraiment distinguer l’aspect financier du statut des rédactions. Idéalement, les médias devraient appartenir à leurs rédactions. Néanmoins, historiquement, la presse n’a jamais été totalement indépendante en France. Mais les propriétaires étaient souvent des hommes de presse qui contribuaient à renforcer le pouvoir médiatique face au pouvoir politique. Dans les années 1980 sont arrivés des industriels sans lien avec les médias, mais dans l’ensemble ils ont plutôt respecté le travail des rédactions. Or, depuis quelques années, cette continuité a été rompue. Désormais, et notamment depuis la campagne de l’élection présidentielle en 2022, certains actionnaires n’hésitent pas à intervenir dans les lignes éditoriales. On a vu des velléités d’interventions de Rodolphe Saadé à La Provence ou de Daniel Křetínský à Marianne. Quant à Vincent Bolloré, il a brisé les rédactions de CNews, d’Europe 1 et du JDD pour en faire des outils de conquête idéologique. Les médias tendent ainsi à devenir des monnaies d’échange, des outils de prestige, d’influence entre les mains de gens qui ne sont pas des hommes de presse. Ils ne connaissent rien aux médias, et s’en servent uniquement comme un moyen de défendre des intérêts personnels, et même désormais des intérêts politiques. On le sait aujourd’hui, deux entrepreneurs et actionnaires français (Vincent Bolloré et Pierre-Edouard Stérin), ont le projet affiché de faire triompher l’extrême droite en France.

Des commissions d’enquête ont récemment mis en cause des propriétaires de groupes médiatiques comme Vincent Bolloré. Si la rentabilité est souvent évoquée, on peut s’interroger : pourquoi des milliardaires comme Bolloré, Arnault ou Niel investissent-ils autant dans les médias ?

Les commissions d’enquête sur la concentration des médias (Sénat 2022, Assemblée 2024) ont surtout montré l’absence de volonté politique pour encadrer leurs grands actionnaires. En réalité, la seule obligation qui s’impose à ces actionnaires est de s’y présenter. Bolloré plus respectueux du jeu démocratique que Stérin, lequel a refusé ses convocations, a accepté l’exercice. Mais Bolloré ne dit évidemment pas la vérité, et l’audition de Bernard Arnault au Sénat a surtout montré la complaisance de la droite sénatoriale à son égard. Ces auditions n’ont pas fait bouger les lignes, au contraire, comme le montre l’incapacité du Parlement à faire voter des lois pour protéger les rédactions ou pour limiter la concentration des médias.

Une publication de l’association Acrimed nous informe qu'en 2019, plus de la moitié des aides versées à la presse, ont seules bénéficié à six groupes de presse détenus par quelques milliardaires.  Comment justifier cette situation ?

Si les médias ne peuvent pas tous être totalement indépendants, les aides à la presse, vitales, sont aussi des outils politiques. Elles récompensent les journaux dociles et pénalisent ceux qui dérangent. En France, historiquement, le pouvoir a tendance à choisir lui-même quelle est la « bonne » et la « mauvaise » presse. Ces aides favorisent les grands groupes liés aux milliardaires comme Le Parisien, aidé plus que des titres indépendants fragiles. À l’inverse, lorsque Mediapart et Arrêt sur images ont été créés, on a tenté de les faire disparaître en refusant de leur accorder le statut d’entreprises de presse, ce qui les privait de tous les dispositifs fiscaux pouvant les aider. Dans une démocratie, les aides devraient pourtant aller aux rédactions indépendantes servant l’intérêt public.

Certains avancent que le soutien public à la presse représente un coût important pour l’État, ce qui justifierait en partie le rachat de nombreux médias par de grandes fortunes privées. Cette privatisation progressive est-elle inévitable ?

Le vrai enjeu, c’est l’indépendance des rédactions, quel que soit l’actionnaire. Le meilleur modèle reste celui de Mediapart ou du Monde jusqu’en 2010, où l’actionnaire finance sans intervenir. Bolloré, lui, mène une offensive idéologique, vidant les rédactions et transformant ses médias en outils de propagande, ce qui n’est pas comparable à l’ingérence plus limitée d’Arnault ou Saadé. Une loi simple, donnant aux rédactions un droit de veto sur la nomination de leur directeur, aurait pu empêcher le saccage du JDD. Elle était soutenue au départ par la majorité macroniste mais a été abandonnée au nom de la « liberté de l’actionnaire ». Le pouvoir politique a donc choisi Bolloré et consorts plutôt que la démocratie.

Quels dispositifs anti-concentration existent aujourd’hui au sein de nos appareils démocratiques aussi bien au sein de l’UE qu’en France et sont-ils efficaces ?

En France, il existe encore la loi de 1986, pensée à l’époque pour freiner des magnats de la presse comme Robert Hersant. Elle impose notamment la règle dite « deux sur trois » c’est-à-dire qu’un même groupe ne peut pas posséder simultanément une radio, une chaîne de télévision et un quotidien national au-delà d’un certain seuil. L’autorité publique de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, l’ARCOM, peut également sanctionner les chaînes TNT qui ne respectent pas le pluralisme, comme elle l’a déjà fait contre CNews. Mais ces outils sont archaïques, conçus avant l’intégration verticale actuelle (médias, édition, distribution, musique), et surtout attaqués par ceux qui veulent affaiblir toute régulation. L’Union européenne s’est montrée plus efficace. Elle a forcé Vincent Bolloré à céder Gala et surtout Editis, ce qui l’a notamment empêché de détenir 60 % du marché de l’édition scolaire, un danger démocratique majeur. L’Europe a même enquêté sur l’OPA de Vivendi sur Lagardère et mené des perquisitions à Paris Match, mais les sanctions annoncées n’ont jamais vu le jour.

Est-ce que des solutions ont été envisagées dans d’autres pays pour éviter cette mainmise des milliardaires sur la presse. Les résultats sont-ils probants ?

En Allemagne, des dispositifs plus modernes évaluent l’empreinte globale d’un groupe médiatique, mais le seuil fixé à 30 % est si élevé qu’aucun empire français ne serait inquiété. Tout dépendra donc de la volonté politique de fixer des seuils réalistes. Mais cette volonté semble absente. Partout, la régulation recule. Les milliardaires défendent leur liberté d’agir comme ils l’entendent, tout comme les GAFAM mènent une guerre ouverte contre l’Europe pour empêcher toute contrainte sur les médias ou l’intelligence artificielle. Ce pouvoir économique intimide jusqu’au monde culturel. Bolloré, via Canal+, finance une grande partie du cinéma et de la musique française. Peu d’artistes osent le critiquer, de peur de perdre un soutien vital. En somme, les lois n’assurent plus le pluralisme et la parole critique se raréfie, y compris hors des rédactions.

Outre celui des institutions, quels rôles visant la défense d’une information libre et pluraliste, peuvent jouer les citoyens et existe-t-il aujourd’hui des dispositifs de contrôle citoyen ou des alternatives médiatiques crédibles ?

L’exemple de Mediapart est parlant. Ce média a prouvé qu’on peut exister uniquement sur la base d’enquêtes rigoureuses et inattaquables, malgré l’opposition du pouvoir politique. Il faudrait que les citoyens comprennent que ce type d’information mérite leur soutien, et qu’ils reproduisent ce modèle à l’échelle locale ou régionale. Il existe des alternatives, comme Mediacités, Blast, mais elles ont besoin d’abonnements et de dons. Les citoyens ont un rôle concret à jouer consistant à soutenir financièrement les médias indépendants, voter, solliciter leurs députés, signer des pétitions, signaler les problèmes. Pour ma part, j’accepte encore d’intervenir sur ces sujets, même face aux menaces, parce que je pense que la démocratie meurt lorsqu’on cesse de se battre pour elle.

Que pouvons-nous présager de l’avenir de la liberté de la presse en France ?

C’est particulièrement inquiétant. On retrouve l’ambiance des années 1930. Bolloré a un prédécesseur : François Coty, qui dans les années 1920-1930 a racheté de grands journaux (Le Figaro, Le Gaulois…) et lancé des quotidiens populaires pour diffuser ses idées d’extrême droite. À l’époque, la presse était radicalisée et dominée par l’extrême droite. Nous revivons ce schéma à l’échelle mondiale.  Les régimes dits illibéraux ne sont qu’une étape vers la dictature. Le danger, c’est de maintenir une apparence de démocratie tout en vidant le système de sa substance. L’histoire ne se répète jamais exactement, mais les parallèles sont clairs. Toutefois, la Troisième République s’est battue jusqu’au bout. En 1939, en dépit des attaques de la presse d’extrême droite, elle a adopté une loi pour limiter la propagande antisémite dans les médias. Elle n’a capitulé qu’après une défaite militaire. Cela prouve que le combat n’est pas perdu. Il vaut la peine d’être mené.

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